1-Chapitre 6 (2/3)

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Le deux-pièces chichement éclairé avait deux défauts : il pâtissait d’une orientation lamentable, et il se trouvait dans un état proche de la ruine. Elle jeta ses affaires sur une pile qui croissait chaque jour un peu plus dans l’entrée, faisant tomber au passage quelques écailles de peinture qui vinrent décorer les habits empoussiérés de leurs couleurs fanées. Le soleil avait cogné sur les vitres toute la journée, rendant l’air irrespirable. Même une fois les fenêtres ouvertes, l’appartement demeura insupportable. La chaînette qui permettait d’actionner le ventilateur de plafond n’était plus rattachée à rien depuis longtemps : il fallait monter sur une chaise pour enclencher le mécanisme manuellement. Chloé passa donc un quart d’heure à relancer la machine qui crissa en obtempérant enfin. Elle se changea puis rejoignit le salon vêtue d’une robe de chambre en fine toile de lin noir (les vis-à-vis n’étaient pas très éloignés). Le mini-réfrigérateur dysfonctionnait depuis quelque temps donc l’eau qu’elle avait mise au frais le matin était à peine moins chaude que celle du robinet. Elle grogna en se servant tout de même un verre. La luminosité était telle malgré l’heure tardive qu’il fallut baisser les stores. Enfin, elle put s’allonger dans l’unique siège de la pièce à vivre, un fauteuil à bascule percé dont elle avait réparé l’assise avec des bouts de tissus, et se laissa bercer par le mouvement.

Si ses amis décidaient un jour de lui rendre visite, ils seraient sans doute horrifiés de ses conditions de vie. Pourtant, elle avait le souvenir de quelques collocations à peine plus reluisantes… Mais c’était avant la « célébrité », comme ils disaient. Elle s’étira les bras en avant, sentant les muscles se dénouer à contrecœur. Le ventilateur crissait en jetant des lames d’air chaud sur elle.

L’appartement avait tout de même un avantage non négligeable : elle ne payait pas de loyer. Sa tante avait bien insisté pour qu’elle vienne s’installer à la maison plutôt que dans le vieux logement à l’abandon des grands-parents, mais Chloé avait besoin d’un espace à elle pour se vider de toutes les émotions qui l’assiégeaient à longueur de journée. Elle voulait aussi être libre d’entrer et sortir à l’heure qui lui convenait sans se sentir surveillée. Malgré toutes ses bonnes intentions, sa tante avait une fâcheuse tendance à l’infantiliser à tous propos. À sa décharge, Chloé n’avait pas fait preuve de beaucoup de discernement dans la grande majorité de ses choix de vies.

Elle enfouit son visage dans ses mains, geste qui lui rappela aussitôt une certaine personne, ce qui eut don de l’agacer instantanément. Elle se releva avec brusquerie pour rejoindre sa table de dessin. Les feuilles gribouillées s’amoncelaient sur le bois terne, débordaient de leurs piles, se pliaient, se salissaient les unes les autres, l’appelant de tout le silence de leurs voix inaudibles. Elle les ignora, se saisissant d’une page blanche dans un carton qui traînait sous la table, puis se lança dans une esquisse. Ailleurs.

Dans la partie du monde où le soleil ne l’asphyxiait pas, où les arbres tenaient droit, où l’eau coulait à flots… dans un monde où les étoiles brillaient toujours du même éclat pur, où l’on pouvait cueillir les rêves du bout des doigts… Les traits quittèrent leur raideur habituelle, celle des arrêtes dures par lesquelles ils s’échauffaient toujours, pour devenir plus ondes, plus courbes, plus vivantes et plus souples. La lumière déclina peu à peu, la forçant à plisser les yeux pour distinguer encore les contours de la feuille. Bientôt, les bruits de la nuit succédèrent aux derniers vestiges du jour, troublés seulement par le geignement inégal du ventilateur et par l’effritement du fusain sous ses doigts.

Chloé se réveilla par terre, les mains maculées de taches noires. Il lui fallut quelques minutes avant de comprendre d’où venaient les saletés, puis elle se redressa à mouvements lents. Son dessin de la veille l’accueillit. Elle sourit. Voilà une sculpture qu’elle aurait plaisir à tailler.

Au sortir de la douche, la vieille bouilloire crachotait des fumerolles odorantes qui réveillaient les papilles aussi bien que l’esprit. L’artiste s’en servit plusieurs fois, admirant son dessin sous toutes les coutures. L’esprit enfiévré par l’anticipation de ce projet colossal, tout disparaissait. Puis le ventilateur cessa de grincer, et l’air brûlant provoqua bientôt une moiteur intempestive sur toute sa peau. Elle grogna, se leva pour relancer l’appareil lorsque ses yeux tombèrent sur l’horloge. Onze heures. Onze heures ! Elle était plus qu’en retard !

L’activité battait son plein à l’atelier quand elle s’y présenta. Impossible de se faufiler discrètement jusqu’à sa place habituelle, qui était de toute évidence bien déserte de l’autre côté de la vitre mur. Ses entrailles se nouèrent d’elles-mêmes : il y avait son bloc de bois à peine dégrossi sur sa table ; devant sa table, personne ; de l’autre côté de la vitre, bien en face de sa place, un t-shirt blanc, et dans ce t-shirt, quelqu’un qui ne manquerait pas de lui remonter les bretelles. Elle se mordit les lèvres. Dans ses précédents ateliers, elle aurait traversé l’espace sans sourciller, sans éprouver la moindre gêne pour ce retard (presque habituel à l’époque), mais ses précédents employeurs s’étaient battus pour l’embaucher. Pas Benoît. Benoît lui avait clairement demandé de démissionner si elle n’était pas à la hauteur. Il n’hésiterait sans doute pas une seconde à la faire raboter encore (ou à lui confier une tâche tout aussi peu créative). Si Chloé avait versé dans l’ésotérisme, elle se serait imaginé que Benoît était son épée de Damoclès personnelle, impatiente de tester le tranchant de sa lame sur son petit cou délicat. Mais Chloé avait hérité une grande partie du pragmatisme des Bas-Endraux donc elle songea plutôt à sa fiche de salaire en tentant de se rendre invisible pour longer le mur qui conduisait à l’entrée du Bloc.

La poignée couina très légèrement lorsqu’elle la tourna —bruit qui se noya dans les coups de maillets qu’Agnès assénait à son meuble. Chloé serra les dents en faisant pivoter le panneau sur ses gonds, puis se déplaça sur la pointe des pieds jusqu’à son poste. Hélios ne réagit pas, ce qui pouvait s’interpréter de mille façons. Quand elle se trouva enfin en position, Chloé se permit un soupir de soulagement, puis enfila son masque et son…

« Bonjour Chloé. »

Raté. Il devait être doué de téléportation pour se trouver déjà là alors qu’elle venait à peine d’arriver et qu’elle était certaine qu’il était absorbé par son travail quand elle était passée.

« Bonjour », bredouilla-t-elle en se retournant.

Il avait son expression indéchiffrable qui semblait lui servir de joker pour tout ce qui n’était pas de la lassitude. Ses viscères couinèrent, et ce n’était pas de la faim.

« Je suis en retard, je sais. »

Il se contenta de hocher la tête, et elle aurait juré qu’il allait lui demander une explication plus détaillée. Mais non, il répondit d’un « Évidemment » d’une neutralité à faire dresser les cheveux sur la tête. Et alors, très doucement, à peine assez fort pour qu’elle l’entende, il lui expliqua :

« Le vicomte veut voir l’avancement de ton travail. Il va passer dans la semaine.

— Dans la… mais nous sommes mercredi ! »

Benoît hocha lentement la tête. Ses yeux contemplèrent un point vague au-dessus de son bonnet.

« Je me disais qu’il valait mieux te prévenir histoire de… », son regard pointait ce qui aurait dû être une sculpture, « d’avoir au moins une explication. »

Puis il la regarda de nouveau, comme s’il attendait quelque chose de sa part. Une réaction. Un remerciement vigoureux. Une crise de larmes. Elle ne savait quoi, et son esprit refusait d’analyser l’information. Benoît fit enfin demi-tour, abandonnant sous ses pas de petits nuages de poussière blanche. Il referma la porte de l’atelier sans bruit, retourna à son poste d’où il avait une vue imprenable sur son travail. Chloé lui tourna le dos pour fixer son bloc.

Envolée, la bonne humeur du matin. Envolés, le nouveau projet et l’énergie créative. Et si le vicomte passait dans la journée ? Elle se força à respirer calmement. Il fallait extirper une forme du bois avant le soir, n’importe quelle partie, mais il fallait qu’on reconnaisse ce qu’elle avait esquissé. Elle contempla ses outils réparés au système D, ses doigts encore tachés de carbone. Elle devait le faire. Elle n’avait pas le choix. Alors elle prit une gouge —celle qui était encore en bon état, la trop petite— et commença à creuser la forme dans la matière. Peu importe si c’était laid, elle devait pouvoir présenter quelque chose. Il ne fallait pas décevoir le vicomte ; il ne fallait pas le faire douter des conseils d’Adelphe.

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