1-Chapitre 6 (3/3)

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« Ben, on y va ?

— Non, pars sans moi. J’ai encore deux trois petites choses à finir.

— Tu es sûr ? »

Jo paraissait un peu anxieux. La visite à venir du vicomte les mettait tous à fleur de peau. Ben tenta de rassurer son cousin et salua les autres qui partaient. Seul dans l’atelier, il se massa un moment la nuque, noueuse à force de tension, puis reporta les yeux sur la porte de placard qu’il aurait déjà dû terminer. La table de nuit de Jo était fin prête, après plusieurs retouches à cause d’un nœud mal placé qui les avait forcés à faire la décoration en deux parties au lieu d’un seul tenant, comme ils l’escomptaient. Puis il y avait eu le buffet de Sam, avec ses pieds inadaptés et sa structure manquant de régularité au point qu’ils avaient dû le rééquilibrer avec des poids. Et les aller-retour au château pour le rabotage et la verrière. Le mois avait filé à une telle vitesse qu’il n’avait pas réalisé qu’il n’avait qu’à peine commencé sa porte.

Il passa un coup d’aspirateur sur la poussière qui jonchait son ouvrage pour y voir plus clair. Le motif central était incontournable, mais peut-être pourrait-il s’affranchir des liserés de palmes autour du cadre ? Cela lui ferait gagner quelques heures. Il ne savait plus ce qu’ils avaient décidé avec le client.

Ben quitta un instant l’atelier pour aller feuilleter le dossier afin de se rafraîchir la mémoire. Ils avaient malheureusement fourni des croquis détaillés à l’acheteur, ce qui ne lui laissait presque aucune marge de liberté. Étant donné l’heure tardive et la masse de travail à abattre, un café semblait tout indiqué. Ou une cafetière complète. La boisson filtrait à une vitesse d’escargot tandis qu’il passait en revue les travaux du mois, même ceux d’Hélios et de Chloé qui n’auraient pourtant pas dû relever de ses fonctions. L’odeur amère se mêlait à l’air enfin fraîchissant de la fin de journée, le gardant éveillé. Dès que la dernière goutte fut passée, il attrapa le récipient pour le poser sur un coin de son plan de travail à l’atelier. Face à lui, le dos de Chloé continuait de s’activer. Il ne voyait pas ce qu’elle produisait, mais au moins était-elle là, penchée sur son travail. C’était tout ce qu’il pouvait espérer à ce stade. Alors il prit ses outils et recommença à tailler les armoiries dans l’acajou tendre.

Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit. Il leva les yeux pour la regarder s’approcher. La peau de ses doigts était striée de fines raies rouges dont certaines saignaient encore.

« Ça va ? »

Elle répondit d’un haussement d’épaules, se servit une tasse de café.

« Tu ne devrais pas rentrer ? Tu as fait ta journée, non ?

— Tu n’es pas la seule à être en retard. »

Elle but une gorgée, plissa les yeux.

« Je croyais que tu coordonnais l’atelier.

— Entre autres. En vrai, je suis ébéniste.

— En vrai ? Parce que tu gères l’équipe pour de faux ? »

Il leva les yeux vers elle et son demi-sourire fatigué. Ce n’était pas la peine de répondre.

« Comment t’en sors-tu ? », demanda-t-il. La détresse qui monta dans le regard hêtre pâle de Chloé lui répondit assez clairement ; elle préféra hausser les épaules.

« Ce n’étaient pas les conditions dans lesquelles j’imaginais travailler Le Flamenco.

— Qu’espérais-tu ?

— Ma vie d’avant. »

Puis elle se mordit la lèvre et cacha sa gêne dans sa tasse de café.

« Pourquoi es-tu revenue aux Bas-Endraux si tu détestes tant cet endroit ? »

Comme la dernière fois, la question n’obtint aucune réponse. C’était trop privé, sans doute. Il n’en était pas moins sérieusement intrigué, surtout si la patronne avait dit vrai et que Chloé avait juré de ne jamais revenir…

« J’ai des dettes.

— Des dettes ? », répéta-t-il avec le plus grand calme pour l’inviter à poursuivre.

« Je dois beaucoup d’argent à plein de monde. Cette ville est le seul endroit assez reclus pour qu’on ne vienne pas me réclamer des sous tous les jours.

— On parle de combien ?

— Beaucoup. Et comme plus personne ne veut travailler avec moi, ce poste est le dernier sur lequel je puisse compter pour espérer rembourser un jour. Je ferais mieux d’y retourner avant de me faire renvoyer…

— Pourquoi plus personne ne veut travailler avec toi ? »

Elle reposa la cafetière dont elle venait de se resservir, garda la main posée sur la poignée un instant. Enfin, elle lâcha l’objet, le regarda avec le plus grand sérieux : « Pour les mêmes raisons que toi. »

Puis elle fit demi-tour et ne lui adressa plus un mot.

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