1-Chapitre 9 (3/4)

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Chloé ouvrit un œil lourd, considéra les stores entre lesquels s’extirpait une lumière crasse qui frappait mollement le mur. Les écailles parsemées de la peinture attendaient un mouvement, le moindre souffle d’air, pour s’émietter sur le sol déjà jonché de pellicules. Le ventilateur ne tournait plus, épuisé lui aussi par l’effort. Il demeurait immobile, les pâles légèrement inclinées vers le sol comme un chien tire la langue. Chloé referma l’œil. Tant pis.

Son siège à bascule se balança encore de longs instants, de plus en plus faiblement, puis elle donna une nouvelle impulsion du bout des orteils et le mouvement reprit.

Des coups sourds martelèrent ses tympans. Elle rouvrit l’œil. La lumière ne filtrait plus au travers des stores. Sans doute la nuit. Elle referma l’œil. Les coups continuèrent un moment, puis cessèrent. Elle se rendormit.

Un mouvement dans son ventre. Son esprit mit longtemps à comprendre que c’était la faim. Elle rouvrit les yeux, contempla la cuisine qui semblait à une distance inatteignable. À quoi bon ? Elle referma les yeux et tenta de ne penser à rien.

Puis les coups.

Puis le jour.

Puis la nuit.

Puis une main ferme la secoua.

Elle ouvrit les yeux malgré elle. Adelphe. Une volée de sentiments diffus tournoyèrent dans son ventre, là où elle avait tant de poids qu’elle ne pouvait plus bouger. Elle referma les yeux. Mais on ne faisait pas abandonner Adelphe comme ça. La poigne hors norme de sa tante la dressa sur ses deux jambes qui fourmillèrent aussitôt jusqu’à la douleur. Adelphe la traîna plus qu’elle ne la guida jusqu’à la salle de bain. Non, pas la baignoire. Et la peur d’approcher l’objet fut si forte qu’elle le dit tout haut.

« Au moins ça tourne encore dans ta tête. »

Malgré son grognement bourru, Adelphe la redirigea vers la douche.

« Un jour, faudra que tu m’expliques pourquoi tu ne peux pas faire les choses comme tout le monde. »

Puis un jet d’eau tiède l’inonda. Chloé se rétracta à ce contact, mais sa tante ne se laissa pas abattre, entreprenant de la frictionner comme une gamine qui n’aurait pas encore découvert le fonctionnement du savon. Malgré son état de faiblesse, un regain de fierté la secoua ; Chloé se dégagea des mains pour se laver elle-même.

« Bon, tu fais ça, moi je vais préparer à manger. »

Puis la présence imposante d’Adelphe ne se fit plus sentir. Chloé pleura sous le jet en serrant son savon contre elle. Sa robe de nuit mouillée la refroidissait. Elle finit par se forcer à l’enlever pour prendre une douche correcte. Les larmes coulaient toujours quand elle enfila un sweat shirt propre et continuèrent longtemps après qu’elle se soit séché les cheveux.

Adelphe revint enfin pour lui demander de venir manger. Chloé obtempéra. Elle se força à avaler la soupe tiède jusqu’à la dernière goutte, puis lava son assiette dans l’évier fuyant.

« Qu’est-ce qu’il t’arrive, cette fois ?

— Jacques est mort.

— La belle affaire ! »

Chloé la fusilla du regard.

« Ça fait des années. Tu le saurais si tu m’avais répondu chaque fois que j’essayais de t’appeler. Je t’avais même envoyé le faire-part pour son enterrement. Tu n’as jamais ouvert ton courrier ? »

Chloé secoua la tête en signe de dénégation. Non, elle n’avait lu aucune des lettres d’Adelphe ; elle les avait laissées s’amonceler dans le tiroir « poubelle » de son bureau sans jamais les ouvrir. Elle ne pourrait jamais les lire parce qu’elle avait tout brûlé. Même le faire-part pour Jacques. Les larmes recommencèrent de couler.

« Tu l’aimais tant que ça, le bonhomme ?

— C’était mon petit frère.

— Mais non, ce n’était pas ton frère : tu es fille unique.

— Pour moi, c’était mon petit frère. »

Adelphe ne pouvait pas comprendre ces choses-là : elle n’avait jamais aimé sa sœur —sa mère—. Mais Chloé savait qu’elle remuerait ciel et terre pour l’aider si jamais sa mère venait à surmonter sa fierté, un jour, pour lui demander de l’aide.

« Et tu crois que te laisser mourir de faim, c’est lui rendre hommage ? »

Chloé haussa les épaules :

« Il est mort des Bas-Endraux, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas faire pareil.

— Je t’ai connue plus combative. »

Chloé piqua du nez vers l’assiette parfaitement sèche qu’elle essuyait toujours. Adelphe soupira, puis reprit avec plus de douceur :

« Il n’est pas mort des Bas-Endraux, ça ne veut rien dire, ça. Il a fait une dépression. Il a abandonné parce qu’il n’était pas capable de tenir tête à ses parents pour faire ce qu’il voulait vraiment. Et toi, tu l’as fait, plutôt vingt fois qu’une, même ! Et si tu es ici, c’est parce que tu as encore voulu leur mettre la tête à l’envers pour devenir artiste plutôt que de leur obéir. Alors c’est un peu tôt pour abandonner. »

Chloé rangea l’assiette dans le placard puis croisa les bras sur le comptoir de sa cuisine pour faire face à sa tante.

« Je ne me laissais pas mourir, tu sais.

— Vraiment ? Et comment je sais ça moi ?

— Le jour où je voudrais en finir avec moi, tu n’auras aucun doute possible.

— Ça te ressemble déjà plus de dire des choses pareilles, mais je ne veux plus entendre parler de ça, c’est clair ? Et d’abord, tu faisais quoi, à t’enfermer sans boire ni manger pendant des jours ?

— Je faisais mon deuil. Et puis je buvais. »

Chloé désigna les bouteilles d’eau qui gisaient au pied du fauteuil à bascule. Sa tante hocha la tête sans un mot, pas forcément rassérénée par l’information. Adelphe ne fit cependant aucun commentaire. Chloé lui sourit, entre amertume et soulagement. Elle adopta un ton plus léger :

« Tu ne viens pas me rendre visite, d’habitude. Qu’est-ce qui t’amenait par ici ?

— Benoît m’a signalé que tu ne venais pas au travail depuis quelques jours.

— Qu’est-ce qu’il a encore à se mêler de ma vie, lui ? », grommela Chloé.

« Il essaie de te sauver les fesses, lui. Alors, montre-toi un peu plus reconnaissante. Tu sais, c’est un bon garçon, Benoît ».

Chloé s’abstint de faire remarquer qu’il allait avoir la trentaine, le garçon.

« Je ne veux pas qu’il perde sa place à cause de toi. On va faire très simple : il paraît que tu as un truc à rendre pour la fin du mois. Alors tu vas te remuer un peu et aller finir ça. Si jamais j’apprends que ce n’est pas prêt en temps et en heure, ou si Benoît s’inquiète encore pour toi, j’écris à tes parents.

— Tu ne ferais pas ça ?

— Je vais me gêner ! Si tu continues de te comporter comme une gamine, je te traiterais comme une gamine. On est d’accord ? »

Chloé se mordit les lèvres. Sa tante ne plaisantait jamais quand elle parlait de ses parents. Aucune d’elles n’avait envie de les voir mettre les pieds au Bas-Endraux ; si Adelphe était prête à leur demander d’intervenir, c’était qu’elle avait épuisé sa patience. Elle hocha la tête.

« On est d’accord.

— Bien, je vais te déposer au travail, et ce soir tu dînes à la maison parce qu’il n’y a plus rien de comestible dans ton frigo. »

Ce fut ainsi, en toute simplicité, que la dispute se termina avec Adelphe. Le bon garçon se montra moins compréhensif.

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