1-Chapitre 9 (4/4)

4 minutes de lecture

« Chloé ? »

Silence.

« Chloé ? »

L’artiste fit un nouveau mouvement sur la sculpture qui ne changea absolument rien. Souffla sur la zone pour chasser une invisible poussière.

« Chloé ! »

Elle sursauta, enleva ses écouteurs :

« Bon sang, mais il n’y a pas idée de me faire peur comme ça !

— Moui, c’est pas comme si j’étais planté là depuis cinq minutes. Tu as fini ? »

Elle lui lança son regard plein de détresse comme chaque fois qu’il posait la question depuis une semaine. Aux yeux de Ben, la danseuse était prête. Parfaite, même. Mais Chloé continuait de sculpter des retouches imperceptibles depuis trois jours en lui disant qu’elle n’y arriverait jamais. Les cernes violacés qu’elle arborait sous les yeux indiquaient qu’elle n’avait plus forcément le recul nécessaire pour se rendre compte de l’état des choses.

« Je te laisse deux minutes. Après, on l’emmène.

— Non ! Non, elle n’est pas terminée ! Je ne peux pas présenter ça, c’est impossible, c’est… c’est… »

Ben ne lui laissa pas le temps de chercher le terme ; il tapota de l’index le cadran de sa montre en articulant silencieusement : « une minute cinquante-trois ». Chloé se tourna en catastrophe vers la statue, agitée de tics nerveux qui faisaient peine à voir. Elle tenta de tourner autour de la table, se prenant les pieds au passage dans l’un des invendus qui jonchaient le sol, se rattrapa de justesse, tenta de faire quelque chose sur Le Flamenco, se ravisa, grimaça, et il assista en direct à une crise de nerfs silencieuse. Il avait déjà vu Chloé en larmes, ensevelie sous le poids de tout le travail qu’elle se sentait incapable d’accomplir, mais ça n’avait aucune commune mesure avec la créature tremblante qui murmurait à demi-souffle des insultes dans des langues qu’il ignorait connaître.

Sam passa la tête par la porte ouverte du Bloc :

« C’est bon, on peut prendre la statue ? Le photographe a fait tout le reste et il aimerait bien commencer à remballer. »

Ben lui indiqua d’un geste que c’était bon, vu que Chloé n’était plus en état de rien faire. Les gars du hangar vinrent donc récupérer Le Flamenco, mais l’artiste se jeta dessus pour le protéger de son corps comme si on lui volait son enfant nouveau né.

« Elle n’est pas finiiiiiiie ! », grinça-t-elle dans un suraigu qu’ils ne lui connaissaient pas.

Ils durent s’y prendre à deux pour l’écarter de la sculpture sans les renverser, et Ben ceintura l’artiste en essayant de se montrer rassurant tandis que les gars emportaient le Flamenco sans demander leur reste.

« Je ne peux pas présenter ça, c’est grotesque ! S’il te plaît, ne les laisse pas faire ! S’il te plaît…

— Ben, ne l’écoute pas », le prévint Sam avec sérieux.

« Mais elle a vraiment l’air…

— On s’en fiche, le vicomte a décidé que la statue était bonne à vendre, on peut pas se payer le luxe de changer d’avis.

— S’il te plaît, Benoît, juste une heure de plus…

— Ben, je te préviens : je suis prêt à vous enfermer tous les deux dans la pièce pour vous éviter de faire cette bêtise.

— Et si elle avait raison ?

— Je savais que tu dirais ça, bonne journée alors, je viendrais vous chercher quand on aura mis l’œuvre sous clé.

— Sam ! »

Mais déjà, la serrure cliquetait.

Ben se trouva prisonnier de l’atelier de sculpture avec une Chloé qui avait perdu le sens commun. Elle continuait de le supplier entre ses larmes. Il comprenait mieux pourquoi ses précédents employeurs se débrouillaient pour l’envoyer ailleurs quand ils voulaient vendre l’une de ses productions. Ne sachant trop que faire, emprisonné dans son étreinte suppliante, il tapota le haut de son bonnet avec maladresse.

L’artiste finit par se calmer. Enfin, elle le lâcha, puis chercha quelque chose dans l’une des poches intérieures de sa chemise de travail. Il imagina un double de la clé ou un passe-partout qui les libérerait, mais elle n’extirpa qu’un paquet de mouchoirs.

« Ça va mieux ? »

Un grognement éloquent lui répondit.

« Je suis désolée », dit-elle enfin, « je ne devrais pas me mettre dans un tel état. Ce n’est absolument pas professionnel.

— C’est carrément puéril, même. »

Elle le fusilla du regard, mais ne contesta pas.

« On s’était mis d’accord sur une sculpture vendable à un prix correct. Tu as tenu ta part du marché, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit un chemin de croix pour en arriver là.

— Parce que le marché tenait toujours ?

— Je n’ai pas souvenir que nous l’ayons annulé.

— Tu ne devais ne rien dire au vicomte sur ma situation, mais comme il le savait déjà, je croyais que ça rendait tout caduc…

— J’ai tenu ma langue, ça compte ! »

Elle leva les yeux au ciel, puis s’assit et enfouit le visage dans ses genoux.

« Attends… tu croyais que le marché ne tenait plus, mais tu as quand même fini la sculpture dans les temps ?

— Je ne l’ai pas finie !

— Avancée suffisamment pour donner l’impression à tout le reste du monde qu’elle est finie…

— Faut croire.

— Tu as fait ça pour moi ?

— Pff… »

Chloé verrouilla ses bras autour de sa tête, transformant le sommet de son bonnet en une sorte de champignon malsain. Sa voix caverneuse s’extirpa de la forme recroquevillée de son corps.

« Je l’ai fait pour ma tante, d’accord ? Ne te donne pas plus d’importance que tu n’en as. »

Mais Ben sentait, de manière tout à fait incompréhensible, un sourire fleurir sur ses lèvres.

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