2-Chapitre 10 (2/3), ancien chap 1

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MODIFIE LE 07/09/2022

Pour l’occasion, les jets des fontaines étaient colorés de flammes dansantes, si bien que l’eau elle-même semblait brûler d’une flamme éternelle. Des couples tournoyaient dans la nuit enflammée, sur des musiques lascives, sensuelles, qui rappelaient les tangos lointains dont on voyait parfois des images à la télévision. Ils s’arrêtèrent à côté d’un brasero pour savourer leurs boissons dans les jeux de lumière. De nouveau, la conversation dérapa sur des sujets anodins qui semblaient prendre une dimension existentielle. Un groupe les frôla en passant, et ils se regardèrent mécaniquement en complimentant leurs costumes. La musique changea légèrement, les danseurs s’adaptèrent. Là-bas, une femme à jupe scintillante de tulle rouge ondoyait contre un corps au torse nu. Les flammes et la nuit en faisaient deux créatures d’ombres et d’écarlate : un crépuscule sur le point de s’éteindre. Ils tournaient lentement sur eux-mêmes, elle, plus flamme que femme. Le corset de sa robe révélait ses omoplates écarlates. Entre les deux, lové autour de la colonne vertébrale, le tatouage.

Ben sentit son cœur s’arrêter. Puis le couple tourna encore, et la vision disparut. L’homme lui souffla quelque chose au creux de l’oreille, et elle lança la tête en arrière pour rire, son visage se trouva dans leur direction alors qu’elle répondait. Une flamme se jeta devant elle ; son masque sembla se fondre dans le brasero. Ben reprit une gorgée en essayant de ne pas la dévisager. Son cœur avait retrouvé le rythme du feu-folie.

Puis la danseuse abandonna son cavalier pour se rapprocher… d’un nouveau partenaire. Et dans le regard qu’elle lui coula entre les fentes de son masque alors qu’elle s’enlaçait à l’autre, Ben sut qu’elle l’avait reconnu. Elle fit mine de l’ignorer donc il tenta d’agir de même, mais, toujours, leurs yeux se retrouvaient, aimantés par ce quelque chose d’irréel qu’ils avaient partagé. Puis la musique changea, et elle éloigna son danseur d’un bras rendu rouge par la lumière d’une fontaine proche.

La femme-flamme s’approcha de nouveau, le fixant de son sourire qui rallumait la nuit. Il sut qu’elle allait choisir un nouveau cavalier. Qu’elle allait encore le faire attendre, jouer… Alors il s’éloigna du brasero et se fondit dans la nuit.



Chloé sentit son cœur s’arrêter. Le masque de bois disparaissait dans un sourire illuminé d’étincelles. Le masque-arbre, le masque-nuit, disparut. Pourtant, elle l’avait vite oublié, relégué au fond des souvenirs du bal précédent, ne songeant même plus à la magie de cette rencontre. En le revoyant à présent, tout lui revint : leurs énigmes, ses sourires qui en disaient long comme des jours sans soleil, et la lueur obscure de ces yeux qu’elle ne parvenait jamais à voir, tapis sous les branches de l’arbre qui formait son visage. Une envie soudaine d’entendre ses murmures presque fêlés tout contre son oreille la submergea. Il avait la voix d’anciennes douleurs écrasées par des émotions contraires, des intonations puissantes assourdies par la crainte de les libérer, prêtes à exploser pourtant. En le voyant s’effacer, elle réalisa que c’était avec lui, trois mois plus tôt, qu’elle avait ressentit son dernier frisson d’exaltation.

Voir son masque-nuit disparaître dans la nuit provoqua un frisson d’incompréhension dans tout son corps. Perdue, Chloé sentit la chaleur des flammes aiguiser le froid sur sa peau nue. Sa respiration s’entrecoupa. Jouait-il ? Fuyait-il ? Le sourire qui avait prolongé les racines de son masque sonnait comme une invitation à le retrouver. L’excitation d’une partie de cache-cache fit redémarrer son cœur à vive allure.

Elle contourna lentement le brasero où des groupes s’agglutinaient, cherchant à percer la nuit qui séparait les flammes. Ses pas faisaient crisser les graviers de l’allée rougis par les lumières à ras le sol, chemin de braises coulant ses lacets brûlants entre des asiles de flammes. Un instant, elle crut discerner le masque de bois à l’orée d’une sphère de feu, la contemplant fixement, puis l’illusion se dissipa et elle ne fut plus certaine de la direction à suivre.

Les palmiers jetaient leurs feuilles démesurées dans l’orbe de la lune, empêchant la vue de leurs troncs sombres. Une silhouette noire s’adossait à l’un d’eux et elle sut, dans les braises qui tombèrent de ses yeux, que c’était son masque qui l’attendait. Elle fit quelques pas, s’arrêta. Entre les crépitements des flammes, leurs souffles rauques s’appelaient. Un sourire monta à ses lèvres, tirant sur ses muscles à force de joie. La silhouette se détacha de l’arbre pour la rejoindre…

Et elle se retourna vivement, s’élança derrière une fontaine qui tremblait d’or et de flammes, scruta la nuit qu’elle avait laissée derrière elle. Il contournait lentement la margelle. Chloé sauta sur le rebord, à peine assez large pour y poser les deux pieds joints, et recula lentement sans le quitter du regard. Un pied, puis l’autre. Encore un pas. Il grimpa à son tour sur les pierres illuminées, adopta son rythme lent, les lèvres entrouvertes sur un sourire qui traduisait la même impatience, la même attente, le même désir de prolonger chaque instant, d’étirer chaque seconde pour en remplir les moindres recoins du plaisir de leur jeu.

Son talon aiguille se coinça entre deux pierres. Immobilisée, elle le voyait approcher, tout doucement. Il grignotait la distance entre eux ; un pas, après l’autre. Elle tira sur son pied pour libérer la chaussure. En vain. Et il approchait toujours, le sourire de plus en plus intense, contagieux. Elle tira encore sur son pied, perdit l’équilibre et se sentit tomber vers l’eau. En deux bonds, il sauta dans la fontaine pour la rattraper. Elle éclata de rire, entourant son cou de ses bras. Ils se retrouvèrent tous deux enlacés les pieds dans l’eau, et il riait aussi en la serrant contre son corps qui battait une cadence aussi intense que leurs regards. Alors elle l’invita à danser, là, dans la fontaine, sous les lumières enflammées et les rougeoiements des braseros. Elle dansa comme elle n’avait jamais dansé, et pourtant, ses années dans le nord avaient connu au moins autant de fêtes qu’elles avaient compté de nuits. Puis le masque-univers, essoufflé, se prit les pieds dans sa robe et ils s’empêtrèrent à la renverse dans l’eau. Quand il émergea d’entre les vaguelettes, les cheveux dégoulinants sur les branches de son masque, elle ne put que se moquer de son allure. Il l’aspergea à gestes précis ; bientôt, ils se retrouvèrent comme deux enfants à s’éclabousser l’un l’autre, avalant de l’eau tiède entre chaque rire.

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