Chapitre 2 (1/4)

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L’aurore achevait de repeindre le ciel lorsqu’il retrouva son cousin et leurs amis au pied de l’escalier. Ben leur fit signe de le suivre, pressé de disparaître au plus vite. Par chance, les autres étaient épuisés et ne se firent pas prier pour lui emboîter le pas, heureux de voir que leur chauffeur ne les avait pas oubliés, cette fois. Ils traînèrent un peu des pieds dans les allées noircies par les restes de cendres que, déjà, le personnel du château s’attelait à nettoyer. Bras-dessus bras-dessous, Sam et Hercule chantaient quelque refrain païen d’une voix éraillée. Les deux autres suivaient en silence, perdus dans leurs pensées. Ben se retourna plusieurs fois pour s’assurer que personne ne lui courrait après, prêt à lui hurler dessus avec la facture des réparations… qu’il serait bien en peine de rembourser, même en travaillant dix ans sans manger ni dormir. Mais son forfait semblait passer inaperçu. Il continuait cependant de foncer à vive allure vers sa voiture dont il déverouilla les portières avant même de l’appercevoir pour se jeter dans l’habitacle. Les autres mirent une éternité à le rejoindre, si bien qu’il avait déjà enclenché le moteur et manoeuvré pour sortir de sa place avant qu’ils ne montent.

«Wow, ça ne te ressemble pas d’être pressé comme ça», baîlla Jo depuis la place du mort. «Tu as volé quelque chose ou quoi?»

Ben s’élança aussi calmement qu’il le pouvait dans l’allée, les amortisseurs protestèrent sur les graviers inégaux. Il était fou. Il savait qu’il ne fallait pas faire ça à l’intérieur -qu’il ne fallait pas faire ça tout court-. Sa mère avait faillit l’étriper quand elle avait découvert qu’il jouait avec l’huile et le feu (il avait déclenché un incendie dans la grange, sa colère était compréhensible). Alors pourquoi avait-il tenu à montrer son petit tour de magie à l’endroit le plus improbable qui soit? Mais la réponse brillait dans l’incendie de la veille: son fantôme avait quelque chose, une étincelle dans le regard qui dévorait la raison. Il aurait sauté d’une falaise si elle le lui avait suggéré, même à demi-mots. Inconsciente, sans doute, des extrêmes où elle l’aurait poussé. Mais la honte qui l’ensevelissait s’effaçait derrière une culpabilité plus grande encore: il avait aimé ça. Il avait adoré chaque seconde de sa déraison, incapable de se maîtriser -non, le refusant- pour faire rire encore ce visage masqué, pour allumer dans ses yeux cette étincelle de magie à laquelle on lui interdisait de croire.

«N’empêche, je m’attendais pas à ça de toi. Elle te tourne la tête, ton inconnue.»

Ben faillit piler, mais il avait repris assez d’emprise sur lui-même pour se montrer plus prudent.

«Tu crois?»

La voiture fut secoué d’un rire nerveux qui lui vrilla les tympans.

«Tu te souviens quand on a passé le bac et qu’on a mis de la mousse dans la fontaine? Tu étais le seul à trouver ça idiot et à refuser d’approcher. Hier soir, tu as dansé dans une fontaine… avoue que c’est pas dans tes habitudes.

- Ah, ça…»

Jo se redressa, soudain réveillé. Ils se connaissaient trop bien.

«Qu’est-ce que tu as fait d’autre?»

Ben garda le silence, mais c’était peine perdue. Jo avait compris que la fontaine était le cadet de ses soucis. Les autres, par chance, avaient replongé dans un état semi-comateux.

«Ben…»

Le conducteur lui jeta un regard désespéré qui signifiait d’au moins attendre de s’être débarassés des autres, mais Jo ne comprit pas le message subliminal. Pas assez frais pour lire dans les yeux, semblait-il. La voiture s’engagea dans une ruelle à peine éclairée par le jour naissant, puis Ben claironna à ses passagers de descendre. Le trio qui s’amassait sur la banquette arrière ne réagit pas. Les cousins sortirent donc pour les tirer de leurs places, puis tentèrent de les faire monter avec le moins de bruit possible dans les escaliers du bâtiment.

Même si la plupart des habitants de la ville se rendaient au bal et n’auraient rien dit en les voyant rentrer, Sam et Poirot vivaient au dessus d’un appartement bondé de chiens. Réveiller l’un d’eux aurait déclenché une série d’aboiements intarissables, et ça, le quartier ne le leur aurait pas pardonné.

«Que s’est-il passé?», murmura Jo, un bras d’Hercule mollement passé autour de son cou, une main plaquée sur la bouche de son ami qui débitait une litanie incompréhensible.

«J’ai merdé, d’accord?», murmura Ben en retenant Poirot de sonner à la porte fatidique. «Il ne faut plus que je revoie cette femme.»

Jo rattrapa Sam pour le forcer à passer devant eux dans les escaliers. Celui-ci obtempéra d’une démarche d’enfant en pleine découverte de la coordination.

«Mais pourquoi tu les as laissé boire comme ça?», s’indigna Jo. Ben le fusilla du regard: ils étaient deux à ne pas les surveiller cette nuit-là. Ils montèrent laborieusement quelques marches, lourdement appuyés sur la rampe. Puis son cousin reprit le fil de la conversation:

«Vous avez fait un plan à trois avec ton ex?»

Ben leva les yeux au ciel d’exaspération; Jo inventait toujours des trucs idiots pour lui tirer les vers du nez.

«Il aurait mieux valu, à ce stade…

- Maintenant, j’ai peur.»

Ils évitèrent les marches qui craquaient le plus, enjambèrent la pile de journaux qui jaunissait sur le pas de la porte du premier étage. Sam avait tiré la clé et cherchait à stabiliser la serrure à l’aide de murmures encourageants. Ben adossa son chargement au sol, qui se laissa aussitôt glisser en position foetale, pour tenter de récupérer la clé. Mais Sam ne l’entendait pas de cette oreille:

«C’est moi le gardien des clés!»

Son gémissement montait trop dans les aigus; Ben tenta de lui faire baisser le ton:

«D’accord, d’accord, c’est toi le gardien! Je te montre juste comment ouvrir, d’accord? Regarde, déjà, il faut tenir la clé dans l’autre sens, avec les petits crans vers la porte… et vers le bas.»

Alors Sam, avec une lenteur de lutin mécanique, retourna l’instrument une dizaine de fois jusqu’à ce que Jo le félicite d’avoir trouvé la bonne position. Puis ils l’encouragèrent à deux -impossible de toucher sa main sans déclencher une rebiffade dont les tonalités les angoissaient- jusqu’à ce que la tige métalique glisse dans la serrure.

«Bravo Sam, c’est très bien, maintenant, il faut tourner… dans l’autre sens, voilà, c’est bien, continue…»

Un déclic salvateur se fit entendre.

«Yay!», cria Sam. Deux mains se plaquèrent sur sa bouche avec tellement de force qu’il faillit tomber à la renverse. Le cri fut étouffé à temps.

«Yay!», reprit Hercule, et Jo le lâcha pour coller sa deuxième main sur sa bouche. Ben colla instinctivement la sienne sur celle de Poirot qui gisait au sol, juste à temps pour éviter le troisième Yay. Le groupe demeura immobile une longue minute, guettant les bruits provenant de l’appartement du dessous.

Des grattements. Un jappement. Puis le silence.

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