Chapitre 2 (3/4)

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Chloé dessinait. Elle avait eu une idée, durant la nuit -la nuit-incendie- une idée folle qui ne parvenait pas à prendre vie. Les croquis déchirés s’amoncellaient à ses pieds, parsemant le sol de flocons de papiers. Elle recommençait, inlassablement, le même dessin. Chaque fois, elle arrachait sa page, la roulait rageusement en boule, puis la jetait, se retenant de hurler une rage qui croissait dans son ventre, pressant ses muscles et sa peau de l’intérieur, comprimant ses organes jusqu’à la douleur. Et elle recommençait, encore et encore.

À l’autre bout de la pièce, dans un coin légèrement abrité du néon crû qui blanchissait tout, Hélios sculptait. Les tapements réguliers de son marteau avaient quelque chose d’appaisant. Hypnotique. De l’autre côté de la vitre, Samuel se déplaçait au ralenti, sous les rires perçants de sa soeur que l’on entendait par la porte ouverte. Julie apprenait la tournure sur bois, sous la houlette patiente d’un Bob pas très frais. Le ronronnement de la machine ajoutait quelque chose de musical au gestes d’Hélios, agrémenté parfois des copeaux de bois que Julie faisait jaillir partout dans son atelier.

Chloé baissa de nouveau les yeux sur son dessin, encore raté, en soupirant intérieurement. Elle retint un grognement agacé, se forçant à respirer régulièrement. Après la crise de la semaine passée, lorsqu’ils avaient emporté le flamenco, elle ne pouvait pas se permettre de refaire une scène. Elle ne voulait pas qu’il lui dise encore qu’elle était puérile. Alors elle aiguisa son fusain, arracha la feuille; recommença. Un crissement violent. Ses yeux se levèrent pour fouiller l’autre atelier. Joël s’obstinait sur son travail, les dents serrées. Il était venu seul, ce matin. Cerné. Sérieux. Sam s’était étonné de ne pas voir son cousin, mais le regard que lui avait lancé l’ébéniste l’avait dissuadé de poursuivre. Joël reposa ses instruments, se prit la tête dans les mains d’un mouvement qui rappelait si bien Benoît qu’elle les confondit presque en cet instant. Puis l’illusion se dissipa et l’atelier reprit son mouvement ouaté. Chloé baissa de nouveau les yeux sur son dessin.

Elle ne parviendrait jamais à donner l’impression de vie qu’elle cherchait désespérement à atteindre. Le visage régulier perdait toute expression dès qu’elle tentait d’y ajouter cette étincelle -ces étoiles flammes- qui senvolaient du regard pour rejoindre le ciel. Elle poursuivit pourtant, s’acharnant sur cette image qu’elle poursuivait depuis des années sans jamais parvenir à l’attraper. Elle déchira la page et recommença.

Une commotion l’interrompit. De l’autre côté de la vitre, on accueillait Benoît qui venait, enfin, leur faire grâce de sa présence. Il était très pâle malgré l’absence de poussière qui ornait d’habitude son visage, et ses cheveux bouclés semblaient avoir perdu de leur ressort, en bataille sur un visage qui n’avait clairement pas dormi assez. Un soulagement diffus l’envahie, sans qu’elle puisse en comprendre l’origine. Il avait manqué quelque chose dans son paysage, et elle comprit que c’était le regard perçant qu’il levait sur elle de temps en temps, vérifiant l’avancée de son projet. Elle n’aurait pas imaginé que cette surveillance aurait pu lui manquer.

Joël prit aussitôt son cousin à partie et ils disparurent tous deux par le rectangle de ciel qui aérait leurs ateliers. Une angoisse sourde se logea au creux de l’estomac de Chloé. Il se tramait quelque chose. Quelque chose qui ne lui plairait pas. Ses doigts se crispèrent sur son fusain ; le brisèrent. Elle se mordit les lèvres et en reprit un autre.



«Alors?», demanda Jo dès qu’ils furent assez loin de l’atelier pour être sûrs de ne pas être entendus.

«La vicomtesse est soit un ange, soit une inconsciente.

- Elle ne t’en veux pas?

- Au début, elle m’a crié dessus comme un poissonnier, et quand elle n’a plus eu assez d’énergie pour crier, elle m’a demandé de lui montrer comment j’avais fait.

- Ne me dis pas que tu as recommencé?»

Ben assentit, n’y croyant toujours pas lui-même.

«Elle a trouvé ça génial. Elle a parlé d’organiser un spectacle sur le lac du château. Un son et lumière.

- Tu es le dingue le plus chanceux du monde.»

Jo se massa les joues qui retrouvèrent enfin un peu de couleurs. «Donc elle ne va pas appeler la police?

- Non, mais il y a quand même pour une fortune de réparations; elle a dit qu’elle se débrouillerait avec le vicomte pour récupérer l’argent.»

Jo perdit le peu de rose qui lui était remonté aux joues. Ils avaient le même pressentiment, tous les deux. Une horrible idée qui enlaçait ses tentacules noires autour de leurs gorges.

«On ferait mieux de retourner travailler», conclurent-ils.



Chloé arracha une nouvelle page. C’était la dernière de son bloc de dessin. Elle se massa les tempes doucement. L’Amour lui échapperait donc toujours? Dépitée, elle ramassa les boulettes pour en faire un tas dans la poubelle. Hélios la regarda faire, puis la héla:

«Tu comptes t’en resservir?» -non- «Je peux les utiliser pour faire du papier mâché?»

Chloé haussa les épaules. Hélios se satisfit de cette maigre réponse et se précipita vers le bac pour ramasser tous les bouts de papiers inutiles. De l’autre côté de la vitre, l’activité avait retrouvé son rythme habituel. Pourtant, le regard perçant de Benoît ne venait plus décompter les minutes qu’il lui restaient pour terminer sa sculpture. Elle ignorait ce qu’elle en éprouvait. Ne pouvant poursuivre ses études sur le papier, elle ressorti une épaisse liasse du dossier qu’elle avait amené pour l’occasion. Elle choisirait l’un des projets qu’elle avait déjà imaginé sans avoir jamais eu le temps de s’y pencher. Les pages soulevaient de légères poussières tandis qu’elle les tournait, ce qui l’agaçait au plus haut point. Il était temps de faire un peu de rangement. Chloé s’attela donc à rendre son coin de l’atelier vivable, un chiffon à poussière dans une main, un spray nettoyant qu’elle avait trouvé par hasard au fin fond d’une armoire dans l’autre. Comme elle ne cessait de trébucher sur les blocs endrappés à ses pieds, elle décida de les aglutiner dans un coin de la pièce. Il y en avait des dizaines, ce qui lui ferait des jambes.

«BENOÎT!»

Le hurlement fit sursauter tout le monde. On se consulta du regard. L’interpelé posa ses outils, la fatalité s’inscrivant sur son visage.

«BENOÎT PHYTAMMOS!», répéta la voix du vicomte avant qu’il n’apparaisse dans l’encadrement de la porte. Fulminant, son visage avait prit la couleur des écrevisses qu’on servait la veille durant le bal.

«Dans mon bureau, maintenant!»

Le responsable de l’atelier expira lentement, carra les épaules, puis suivi le vicomte sans un mot, comme un condamné monterait à l’échaffaud.

«Qu’est-ce qu’il a fait?», demanda Agnès à la ronde.

Samuel haussa les épaules, pragmatique: «Sans doute une erreur dans le livre de comptes. Il a dû se tromper de quelques centimes dans l’intérêt d’un client.»

Joël serra les dents, se penchant encore plus sur son coffre à jouets. Chloé aurait juré qu’il savait.

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