Chapitre 3 (1/3)

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Benoît rouvrit des yeux immenses, se raccrochant à cet espoir soudain qu’il lui offrait.

«Si l’entreprise renflouait ses finances, je pourrais m’arranger avec la vicomtesse pour régler cette affaire…», mensonge éhonté, puisqu’elle avait exigé que l’entreprise paie.

«Renflouer les finances?», croassa Benoît sans comprendre où le vicomte voulait en venir.

Le vicomte jubilait.

«Vois-tu, nous projettons de participer aux enchères qui auront lieu dans trois mois aux Ulmes. Pour cela, il nous faudrait présenter quelque chose d’exceptionnel.

- Une sculpture, n’est-ce pas?»

Il avait toujours aimé l’intelligence de celui-ci, il aurait été vraiment dommage de s’en séparer sur un coup de sang.

«Pas n’importe qu’elle sculpture, Benoît: une sculpture que personne ne saurait créer.

- Sauf Chloé…»

Le vicomte éclata d’un rire calculé: «Ah, Chloé! Si elle pouvait finir une sculpture, alors oui, elle pourrait sauver tes oliviers. Mais quand je vois le désastre du flamenco

- Vous l’avez vendu.

- Pas encore, et je doute de le vendre au prix qu’il aurait valu si elle l’avait achevé comme elle l’entendait.»

Ils se contemplèrent en chiens de faïence. Chloé était ingérable, le monde entier le savait, même Benoît l’avait compris. Et pourtant, il avait réussit à lui faire produire une oeuvre incroyable -incomplète, certes- dans un temps record au vu de son parcours. Si on parvenait à la faire sculpter, chaque trimestre, une seule de ces sculptures magiques, alors le vicomte gagnerait bien plus que ce que pourraient rapporter tous les oliviers de la ville. Il ressenti un élan d’admiration pour sa mère, dont la finesse avait imaginé ce plan en quelques secondes pour sauver sa salle de bain, l’emploi de Benoît et l’entreprise de son fils. Il se demanda même si elle n’avait pas songé à la réputation de Chloé dans l’histoire. La vicomtesse avait le plus grand génie des affaires qu’il avait pu rencontrer dans sa vie.

Quand Chloé termina sa séance de ménage, elle réalisa qu’elle ne pouvait pas procrastiner plus longtemps. Il lui fallait choisir un projet pour avoir au moins le mérite de prétendre faire quelque chose. Elle étala de nouveau les croquis de son dossier sur sa table, se demandant lequel d’entre eux la ferait vibrer. Celui-ci n’était pas bien compliqué, elle pourrait sans doute le tenter. Avec un peu de chance, on lui donnerait encore mille heures… elle soupira. Après le flamenco, elle ne pourrait jamais défendre sa cause pour réclamer tant de temps sur un si petit projet. Le vicomte semblait tenir à la dentelle… peut-être que celui-là conviendrait mieux… mais l’idée de s’acharner sur ces infimes détails avec des outils de piètre qualité lui fit grincer des dents. Ou alors -son coeur se mit à battre à tout allure en replongeant dans le souvenir de sa nuit- les flammes?

Puis Benoît se trouva là, arrivé aussi silencieusement qu’un souffle de vent, comme à son habitude. Pâle comme un mort qu’on aurait déterré de force.

«Je peux t’aider?», demanda-t-elle.

«Que comptes-tu sculpter pour le prochain bilan?

- Je me disais que je pourrais tenter…»

Il l’interrompit brutalement:

«J’ai besoin d’une sculpture à un million.

- Comment?»

Il répéta, très lentement cette fois, en la regardant droit dans les yeux. Son regard hanté semblait supplier tout ce qu’il y avait de plus sacré au monde d’accéder à sa requête, comme si elle pouvait lui sortir un dessin de sa poche en disant «justement, j’avais prévu ceci qui pourrait se faire en deux-trois semaines, et qui vaut son pesant de platine!». Mais Chloé n’était pas l’artiste dont il avait besoin pour ça. Sa seule oeuvre qui aurait pu se vendre à ce prix-là avait demandé cinq mille heures de travail, et elle ne l’avait pas vendue. Elle ne possédait même plus le moindre droit dessus, l’ayant cédée pour essuyer une dette d’urgence.

Il comprit à son mutisme qu’elle ne pouvait pas le sauver de l’épée qui pesait sur son cou. Ses yeux s’éteignirent doucement. Le vert qui piquetait leur bleu sembla se rétracter, et, bientôt, il ne resta plus qu’un lac inerte où moisissaient les dernières algues qui l’avaient maintenu en vie. Il hocha la tête, comprenant à quel point sa requête était insensée.

À moins que… les entrailles nouées par l’idée qui venait de l’effleurer, elle le retint.

«J’ai peut-être…»

La lumière s’alluma brutalement dans les iris désespérés. Chloé souleva les feuilles éparses, cherchant celle qu’elle avait enfouie tout au bas de la pile pour ne pas la voir, pour ne pas songer à la peine qu’elle portait. Doucement, elle l’extirpa du papier de soie, tentant de son mieux de ne pas brouiller les lignes au fusain que le moindre frôlement salissait. La feuille prenait la moitié du plan de travail, colossale. La regarder lui faisait mal; elle leva les yeux vers lui pour guetter son expression. Il dévorait le dessin des yeux.

«Tu pourrais la finir pour le prochain bilan?

- Je ne pense pas.

- Chloé!»

De nouveau, ce désespoir incompréhensible dans son regard. Un instant, elle crut qu’il allait fondre en larme. Mais il n’était pas si désespéré qu’elle l’imaginait, car il reprit bientôt son ton froid:

«Tu pourrais l’avancer suffisamment pour que le reste du monde s’imagine qu’elle est terminée et que le vicomte puisse la vendre à un million?»

Elle se mordit les lèvres.

«Il va me renvoyer si je n’y arrive pas?»

Il faillit mentir. Il faillit confirmer pour la forcer à se jeter à corps perdu dans cette oeuvre qui lui sauverait la vie. Mais ç’aurait été inhumain. Il était le seul responsable de sa situation, demander à Chloé de payer à sa place pour réparer ses torts était injuste. Elle avait des dettes; elle avait aussi besoin de cet argent. Il soupira.

«Non, oublie ça. Je vais me débrouiller. Sculpte ce que tu veux, tant que tu présente quelque chose de vendable à la fin du trimestre.»

Elle lui rattrapa de nouveau le bras.

«Si j’y arrives, qu’est-ce que tu me donnes en échange?

- Ma reconnaissance éternelle?

- Tu peux trouver mieux.»

Il écarquilla les yeux. Il ne possédait rien d’assez précieux pour la remercier de sauver les terres de sa famille. Rien n’égalerait jamais la valeur des oliviers cultivés de génération en génération par l’archarnement patient de plus de mille années de travail.

«Que voudrais-tu?»

Les yeux de l’artiste pétillèrent soudain -un doute horrible l’assaillit- elle se hissa sur la pointe des pieds pour se pencher à son oreille. Il attendit alors le défi, le coeur battant. La requête impossible qui l’enverrai récolter les étoiles pour lui tisser une robe de cadavres scintillants, plonger les soleils dans des ouragans de chagrin, éteindre les désespoirs, voguer sur la crête de l’ambition, rescussiter la magie d’un monde ensommeillé… Le souffle au creux de son oreille, il ferma les yeux en songeant à la veille, à la nuit, où quelques heures plus tôt à peine -l’espace de tout une vie- son fantôme lui intimait de rendre à la lumière les ombres qu’elle dévorait. Et les lèvres, si proche, formulèrent ce qu’il n’aurait pas imaginé:

«Si j’y arrives, tu m’aides à récupérer un collier que je n’aurais jamais dû vendre.»

Le présent le rattrapa brutalement. Chloé le contemplait de nouveau, égale à elle-même. La fatigue alterrait sa raison. Il sourit faiblement, presque déçu par cette requête d’une banalité désolante. Un collier, ce n’était ni inimaginable ni impossible.

«Marché conclu.»

Chloé le regarda s’éloigner en se mordant les lèvres. Que voulait-elle? Des milliers d’idées lui avaient traversé la tête. Des confessions suspendues juste sur son épaule, inachevées à jamais… Que voulait-elle? Je voudrais sculpter l’Amour, qui méchappe depuis toujours, avait-elle pensé. Mais sculpter le deuil de Jacques valait un tout autre prix. Il coûtait l’impensable. Je voudrais voir l’océan brûler jusqu’à ce que la Terre entière s’asphyxie dans son agonie. Je voudrais que l’univers s’éteigne pour ne briller que sur le masque-bois dont les yeux ne savent plus comment faire danser la lumière. Je voudrais que mon enfance ne se soit jamais interrompue. Je voudrais comprendre les rêves qui me paralysent. Je voudrais que mes peurs cessent de m’enchaîner sur les rives de la réalité. Je voudrais que la mort m’emporte pour qu’aucune larme ne coule plus jamais par ma faute. Je voudrais qu'Adelphe croit encore qu’il existe du bon en moi… Mais Benoît n’aurait pas compris; il n’était pas le masque-nuit. Alors elle avait choisit la moins inatteignable de toutes, la plus raisonnable: le collier d'Adelphe. Car la seule douleur qui pouvait approcher avec la perte d’un petit frère était la déception d’une grande soeur.

Chloé essuya les larmes qui lui piquaient les yeux. Son regard brouillé fixa le dessin avec intensité. L’arbre-deuil sur le socle-destin, l’Enfance qui accrochait les étoiles entre les larmes-feuilles du chagrin… Elle sculpterait l’impossible pour retrouver la confiance d'Adelphe. Alors elle prit sa règle et commença à reporter les mesures sur son calepin.

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