Chapitre 3 (2/3)

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Du bois d’olivier. Chloé tourna autour du bloc dont la largeur mesurait sa taille, caressant les bords bruts avec tristesse. On avait abattu un très vieil arbre pour un tel bloc. Elle aurait préféré une essence moins précieuse pour la région, plus maléable également. Mais elle avait demandé un bloc d’une telle dimension qu’on n’avait prit le seul qui semblait corespondre. Elle tournait donc autour, se demandant lequel, de tous les arbres qui couvraient les côteaux de son enfance, avait été sacrifié pour sa sculpture-regret. N’était-ce pas, au fond, d’une ironie sans nom? Elle allait tailler la mort de Jacques dans le bois de leurs souvenirs communs. Les larmes embuèrent son regard, qu’elle effaça sur le dos encore propre de sa main. Voilà, il était temps de faire son deuil. Sa tante aurait sans doute salué sa nouvelle manière de s’y prendre, la première tentative l’ayant tellement chamboulée qu’elle ne s’en était toujours pas remise.

Puis la difficulté technique tordit un premier noeud dans ses intestins. Avec un bloc d’une telle taille, il serait impossible d’utiliser la scie sauteuse pour dégrossir la forme. Peut-être pourrait-elle tenter la disqueuse… mais il était trop tôt, encore, pour songer à cela. Elle sortit son mètre-ruban pour vérifier les dimensions. Légèrement moins haut qu’elle l’escomptait. Il lui faudrait adapter son dessin. Elle récupéra les feuilles qu’elle avait préparées en attendant qu’on lui fournisse le bois, et les punaisa sur le bloc. En effet, les branches supérieurs de l’arbre dépassaient. Chloé lissa les dessins d’une main pensive tout en tournant autour de sa table, s’interrogeant sur les modifications à apporter. Et puis… et puis elle eut une idée. Son concept n’avait pas besoin d’être retravaillé. Elle dématéliraliserait les branches qui ne pourraient pas être sculptées.

Une odeur de colle emplissait le Bloc, fronçant les sourcils délicats d’Hélios -elle qui ne voyait pourtant aucun inconvénient à humer les arômes toxiques de la térébentine où trempaient ses pinceaux-. Les six côtés du bloc se trouvèrent bientôt prisonniers de leurs dessins de papier, attendant sagement les premières découpes. Chloé hésitait. La disqueuse semblait peser une tonne entre ses mains, faite pour tailler des planches afin d’assembler des meubles solides, pas pour découper la délicatesse d’un adieu. Mais elle s’était engagée, et les jours filaient. Elle carra les épaules, enclencha le moteur et commença la première entaille. Lentement, à quelques centimètres des bords des contours au marqueur noir, le bois se creusait pour commencer à faire émerger la forme principale. Le socle, des lianes épaisses comme des troncs qui deviendraient de délicates branches emperlées de feuilles, de longs serpents sinueux dont elle ferait des racines, le monticule qui deviendraient l’enfance… Régulièrement, elle arrêtait l’engin pour vérifier son avancement; surtout pour reposer ses bras. Elle ne pouvait pas se permettre un faux mouvement. Dans ces moments-là, Hélios lui jetait un regard mauvais, comme pour lui reprocher le bruit affreux qui la déconcentrait. Mais Chloé ne pouvait pas se permettre de culpabiliser. Elle devait progresser et le poids de la machine combinée à la terreur logée dans ses entrailles la ralentissaient. Chaque fois que le moteur cessait de vrombir par dessus sa musique, elle retenait un sanglot de déception. Les premières coupes avaient étés rapides. Mais plus le temps passait, moins elle se voyait avancer. Abandonner la disqueuse pour passer aux ciseaux signifiait accroître le temps du projet, chose dont elle ne disposait pas. Poursuivre avec l’engin forçait des manipulations si délicates que chaque tentative semblait prendre des heures. Elle posa la machine, découragée.

Le soir obscurcissait le ciel. Mais la pénombre, ici, commençait après la nuit. L’atelier s’était vidé imperceptiblement. Seule dans la lumière blanche de son néon, Chloé réalisait qu’elle avait effacé le monde de ses pensées. Qu’elle n’avait pas non plus mangé depuis l’aube. Elle ôta son casque, son masque respiratoire. La sciure parsemait tout, de ses doigts rougis par l’effort jusqu’à chaque centimètre du sol. Elle tapa dans ses mains pour faire tomber le plus gros de la saleté, s’épousseta sans grand résultat, puis alla s’assoier le dos appuyé contre le mur-vitre. L’oeuvre n’avançait pas. Ou plutôt, elle se formait à une vitesse d’escargot qui ne suffirait jamais à tenir son marché avec Benoît. Déjà deux semaines d’envolées. Elle n’en était qu’aux prémices…

Chloé contemplait les volumes grossiers qui semblaient tendre vers elle leurs tentacules maudits, hargneux de la laideur dont elle les affublait. Il était sans doute temps d’abandonner la disqueuse. Mais il y avait encore tant à faire! Alors, se forçant à puiser des forces dans son objectif, elle se releva, prit un crayon de papier, et commença à dessiner à même le bois les prochaines formes à tailler. Encore une fois. Bientôt, ses yeux fatigués ne parvenaient plus à analyser les volumes que ses croquis lui suggéraient. Il était temps de dormir. Jetant un dernier regard à l’horreur qui désespérait sur son plan de travail, elle éteignit la lumière et ferma tout.

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