Chapitre 3 (3/3)

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Jour de repos. Le soleil étincelait dans le ciel, suspendu comme toujours sur son trône qu’aucune pluie n’osait troubler. Ben marchait entre les oliviers, caressant les troncs comme ses parents, ses grand-parents, leurs parents avant eux et tous ses aïeux durant mille années. Les feuilles brillantes ennivraient de leurs parfums acidulés, odeur d’olives encore vertes, bientôt prêtes à être récoltées. Il effleurait parfois une branche en passant dessous, écartait celles qui, trop basses, tentaient de caresser ses cheveux comme le faisaient les adultes du temps où il courait encore sous les tables. Au loin, il distinguait ses parents qui étalaient la nappe pour le déjeuner, et leurs trois chiens épuisés de chaleur, allongés dans l’ombre de leurs arbres chéris. En bon berger, Mistouffle pendait la langue en le surveillant de ses yeux aimants.

Ben sourit. Perdre l’oliveraie, ce n’était pas seulement nier le travail de ses ancêtres, mais enterrer tous les souvenirs d’une vie heureuse, et rayer à jamais ceux qu’il avait encore à créer. Il songea à ses jeux adolescents cachés entre les ombres avec celle qu’il pensait épouser -qu’il ne voulait plus croiser- puis à ses espoirs pas encore abandonnés de voir courir sa descendance, comme lui, entre les troncs millénaires. Une nostalgie impie s’imposa à lui. Il s’arrêta auprès de l’olivier tordu, celui qui s’était prit un coup de foudre la nuit où il s’était ouvert un doigt en sculptant son masque de bois. Sur le tronc boursoufflé de vieillesse, l’on pouvait encore sentir la cicatrice d’un coeur percé d’une flèche. Personne ne savait plus qui avait blessé l’arbre car la marque était plus âgée que les parents de ses parents, mais il aimait chercher sa trace du bout des doigts entre les veines de l’écorce grise. On s’était aimé ici, on s’était juré une fidélité éternelle qui avait rendu sa vie possible.

Son père le héla, l’invitant à grand signe à les rejoindre. De là où il se trouvait, il pouvait voir les rides qui entouraient les yeux, la bouche, le nez toujours plissé pour mieux humer l’huile… il lisait aussi le regret de voir tous ces arbres qu’ils aimaient tant sans avenir. Car personne d’autre que son fils ne reprendrait son huilerie, il l’avait juré à la naissance du garçonnet. Et ici, jurer, c’était à la vie à la mort. Ben s’éloigna du tronc, rejoignant lentement la nappe installée sur l’herbe sèche. Mistouffle se leva pour l’accueillir, puis le rejoignit en quelques courtes enjambées. Il se rallongea à ses côtés et posa le museau entre ses pattes, heureux de sentir contre lui la chaleur du maître et ami. Ben lui gratouilla les oreilles.

Ses parents ne savaient toujours pas. Il devait leur dire… leur dire que leur fils, leur rejeton adoré, la prunelle de leurs yeux et l’huile de leurs papilles avait faillit vendre les terres, leur dire que le risque n’était pas écarté et qu’ils pouvaient encore tout perdre dans moins d’un an, dans moins de six mois, dans moins de trois mois… Leur dire qu’il avait placé l’avenir de leur héritage entre les mains d’une femme incapable de tenir sa parole. Et tout ça sur un coup de folie. Il avait jeté au vent le travail de toutes leurs vies, leurs espoirs, leurs luttes, leurs victoires… parce qu’il avait voulu croire, l’espace de quelques minutes, à la magie.

Sa mère lui tendit le vin en parlant de la santé de la chienne, Fauvette, qui perdait lentement un oeil et ne marchait plus très droit à cause de ça. Son père lui prépara une tartine et lui intima de remuer la salade, parce qu’il fallait bien qu’il se rende utile, un peu. Ben obtempéra. Il les regardait entre deux mouvements. Il s’emplissait de ce moment. Leurs mots légers, sérieux pourtant, qui s’échangeaient avec la simplicité des gens d’ici. Leurs rires parcimonieux dont il n’entendait que trop rarement les musiques. Les chiens qui se levaient parfois, tournaient un moment puis revenaient à leur place, sans même quémander une tranche de saucisson ou un morceau de jambon. Et puis l’odeur des olives en train de mâturer; l’herbe craquante; la terre sèche, rouge quand on creusait un peu; le goût de l’eau, celle qu’on puisait à l’abreuvoir au sommet des côteaux, léger arrière-goût charrié par les orages. Et le chant des cigales. Il fermait les yeux, envahit par mille ans qui étaient toute sa vie. Pas l’oliveraie. Il se maudit intérieurement de sa folie. Le vicomte pouvait tout prendre, mais pas ces quelques heures de bonheur, ces instants où rien ne comptait que la famille.

«Tu es bien silencieux ce midi.»

Sa mère lui souriait comme seules sourient les mères quand elles ont deviné les peines que l’on voudrait leur cacher. Il tenta de sourire, de répondre que ce n’était rien, qu’il voulait juste profiter de ce déjeuner pleinement. Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Il gratouilla de nouveau les oreilles de Mistouffle qui leva la tête pour vérifier que tout allait bien. Il fallait leur dire. Alors Ben s’efforça, d’une voix craquelée par la honte, d’expliquer. Leurs yeux semblèrent perdre leurs couleurs à mesure qu’il parlait. Silencieux, ils écoutaient. Plus il parlait, plus il voyait les rides se creuser dans leurs visages. Le ciel sembla se couvrir d’orage; pourtant, son bleu avait rarement été aussi radieux. Ben expliqua pourquoi: le fantôme, la femme-flamme, la magie, les étoiles et les défis qui semblaient rappeler la vie. Il dit d’autres choses, aussi, qu’il ignorait porter en lui. Des blessures d’enfant -l’autre, surtout-, des douleurs imprimées dans sa chair à chaque regard perdu que lui lançait son père: à chaque mention de l’huilerie et de son destin qu’il jetait aux orties… Il parla de sa vie enfermé aux Bas-Endraux, sans jamais quitter la ville, sans jamais avoir pu, ne serait-ce qu’une fois, suggérer de partir découvrir ce qui se trouvait au-delà. Des visages qui l’entouraient, qui étaient toujours les mêmes et qu’il connaissait trop, et puis il parla de Chloé, sans comprendre pourquoi. Chloé, la seule qui avait vraiment quitté la ville, qui était partie vivre là-bas, ailleurs, dans des contrées où la pluie n’était pas une bénédiction mais appartenait au quotidien, où l’on vivait, on se blessait, on souffrait, on se construisait soi-même, seul contre les autres -seul avec les autres-; Chloé, qui avait vécu des choses qu’il n’avait entendues qu’à la télévision ou entre les lignes d’un journal, résumé sur deux colonnes illisibles; Chloé, qui était partie, qui s’était battue comme personne ici ne le comprendrait jamais, et qui était revenue, détruite, certes, mais forte -plus forte que lui, c’était certain-, assez forte pour accepter de se laisser mourir et de s’en remettre en l’espace de trois jours. Il découvrit qu’il étouffait, qu’il avait toujours voulu, comme l’autre, partir. C’était pour cela qu’il avait suivi son fantôme, qu’il s’était laissé prendre à ses défis: pour connaître l’illusion de l’ailleurs. Pour vivre, le temps de deux nuits, la vie qu’il aurait souhaité connaître.

Puis il se tut.

Les chiens se levèrent pour chercher l’ombre qui avait tournée. Ils se rallongèrent tous les trois au pieds d’un olivier. Ben n’osait plus respirer. Il contemplait les visages indéchiffrables, qui semblaient attendre qu’il ait tout à fait fini. Et comme il ne reprenait pas la parole, sa mère secoua la tête d’incompréhension:

«Et pourquoi tu ne l’as jamais dit?»

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