Chapitre 5 (1/3)

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Comme Chloé s’y attendait, Benoît était déjà à l’atelier lorsqu’elle arriva. Chaque fois, il semblait la deviner, car il buvait toujours une tasse en contemplant la porte par laquelle elle apparaîtrait. Le ciel encore frais derrière elle n’avait même pas commencé à se teinter des rouges du lever de soleil. Elle le salua, gênée de sa surveillance encore plus intensive que durant le premier trimestre. Les quelques pas qui la séparaient de la porte du Bloc suffisaient à enfiler les écouteurs de son casque sur son bonnet, empêchant ainsi une conversation qu’elle n’était pas en état de mener. Elle devait sculpter. L’arbre prenait lentement forme, trop lentement, mais il restait encore tant à faire!

Ses mains caressaient le bois grossier, les traits qu’elle avait rajoutés, la veille, pour se guider. L’une de ses plus grandes craintes était d’oublier ce qu’elle avait prévu et se retrouver ainsi, figée devant sa statue sans savoir par où reprendre. Syndrôme de la page griffonnée, si l’on pouvait dire. Les feuilles, se souvint-elle. Il était temps de s’inquiéter d’elles. Elle choisit un ciseau plus fin et commença, doucement, prudemment, à tracer les contours d’un premier rameau.

Une présence dans son dos. Elle commençait à en avoir l’habitude. S’arrêtant un instant pour ôter son casque, elle poursuivit cependant son travail.

«Je pense que nous devrions annuler le marché.

- Tu ne te crois pas capable de retrouver mon collier?

- Je crois surtout que je n’ai pas le droit de te demander ça.»

Il soupira. Même sans le voir, elle sentit qu’il passait ses mains sur son visage. Puis Benoît lui expliqua sans entrer dans le détail une histoire d’oliveraie qu’il ne voulait pas vendre au vicomte et d’enchères pour sauver ses terres; il s’abîma dans des considérations sentimentales ou existentielles, elle ne parvint pas à le deviner vraiment dans ses intonations: il ne pouvait pas lui imposer ça, c’était injuste et immature de sa part de lui demander de faire le travail à sa place. Chloé haussa les épaules:

«Encore une fois, tu te donnes plus d’importance que tu n’en as. Ce n’est pas pour toi que je sculpte l’arbre.»

Sur ce, elle replaça ses écouteurs. Elle ne voulait pas qu’il s’imiscie dans son deuil. Elle n’avait pas à lui expliquer pourquoi, pour qui, elle voulait finir l’oeuvre. Sentant qu’il s’en allait:

«Merci d’avoir été honnête.»

Il s’arrêta. Elle ne voulait pas, surtout pas le regarder. Parce qu’elle pensait à Jacques et que les yeux lui piquaient. Parce qu’elle savait que, si elle ne terminait pas ce projet, elle ne pourrait plus jamais sculpter. Il répondit quelque chose, mais sa voix se perdit dans la musique. Une banalité, sans doute, ou son «Evidemment» qui savait tout exprimer. Puis la présence disparue, et Chloé se retrouva enfin seule avec sa peine.

Hélios était en congés, ce qui lui laissait le Bloc entier pour purger la tristesse soulevée par les souvenirs. Bientôt, l’air s’emplit de fredonnements entrecoupés des raclements réguliers de ses outils. La lumière changea, plus forte, longtemps; puis, lentement, elle sembla s’épuiser. Dans la blancheur chirurgicale du néon, les feuilles se révélaient. Grossières, encore; formes oblongues se positionnant les unes par rapport aux autres. Puis Chloé s’arrêta pour contempler son oeuvre. L’arbre était sculpté sur la base de ses souvenirs, sur des photoraphies glanées sur internet, sur les dessins d’artistes émus par la beauté des oliviers. Mais elle ne pouvait sculpter le mouvement sur la base d’images statiques. Elle devait vérifier.

Alors, posant tout, elle quitta l’atelier pour prendre le vieux vélo que sa tante lui avait prêté et pédala jusqu’aux terres brûlées des oliveraies. Le soleil flottait bas déjà, mais le jour était long ici, si long qu’elle disposait encore de plusieurs heures pour observer. Là, entre les troncs blanchis par la lumière, ses poumons s’emplirent de l’odeur poussiéreuse du soleil et de l’huile qu’on devinait déjà dans les fruits en train de mâturer. Elle appuya le vélo contre un tronc puis marcha entre les branches. Le nez en l’air pour observer le jeu du vent entre les feuilles; un calepin à la main pour capturer les danses fugaces ou imperceptibles dont s’agitaient les rameaux. Elle avait oublié le chant des cigales. Emprisonnée entre les moteurs des rues bondées, sa vie s’était gravée de sons artificiels, permanents. Les yeux fermés, elle laissa les appels réguliers l’envahir. Son enfance tenait toute entière dans cette musique. Il était impossible de sculpter les sons, mais elle voulait trouver au fond d’elle un moyen de le rendre perceptible dans le bois de son chagrin.

Elle s’enroula autour d’un tronc pour humer la force de l’écorce, sentir sous ses doigts ses formes noueuses qu’elle devait réapprendre. Une mince cicatrice l’intriga, presque invisible à l’oeil; elle la contoura doucement pour découvrir les restes déformés d’un coeur enflêché. Un sourire tomba sur ses lèvres en songeant à ceux qui étaient passés ici, aux instants volés, aux sueurs versées, aux rires, aux cris… aux enfants qui, comme elle, avaient couru entre les jambes des adultes qui récoltaient les fruits, qui traînaient les lourdes bâches pleines d’olives vers les camions pour aider au chargement. C’était tout cela qu’elle voulait insuffler au bois de son olivier mort: ses mille ans de vie. Et l’arbre-deuil s’allégea soudain d’un poids immense. Puis une terreur violente écrasa ses entrailles. Le moyen de sculpter tout un pays?

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