Chapitre 5 (2/3)

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Mistouffle marchait lentement devant lui, tournant parfois le museau dans sa direction pour s’assurer qu’ils avançaient toujours ensemble. Plus loin, Fauvette et Bertrand follâtraient, revenant de temps à autres quémander une caresse. Fauvette, avec son patch sur l’oeil, se cognait parfois à un arbre, et lui grognait dessus comme si c’était lui qui l’avait collisionnée. Ben changea son râteau d’épaule. Le poids le déséquilibrait, épuisé qu’il était. Devant ses yeux, les oiseaux dont il emplissait ses journées pour la tête de lit semblaient encore pépier, rageurs, bruyants. Il s’essuya le front. Mistouffle s’était arrêté, le contemplant de son regard patient en attendant l’ordre d’avancer. Ben lui gratta les oreilles, et Mistouffle fit un pas pour se rapprocher de lui. Puis Bertrand aboya; deux fois. Étranger.

Mistouffle le guida vers ses camarades comme si Ben n’était pas capable de les repérer. Le berger-allemand se dressait sur ses pattes tendues, la truffe humant l’air à l’affut de l’inconnu. La chienne borgne reniflait un vélo rouillé posé contre le tronc d’un olivier. Mistouffle la rejoignit aussitôt. Ben ne connaissait pas ce vélo-là, il était trop vieux pour ses souvenirs. Bertrand tourna vers lui un museau impatient, puis regarda de nouveau vers les arbres où son instinct le guidait. Ben lui caressa la naissance de la nuque pour le féliciter.

«Va.»

Aussitôt, Bertrand avança à petits pas pressés, sans courir pourtant, impatient de le guider vers l’intrus. Mistouffle se désintéressa aussitôt de la bicyclette pour reprendre sa place à ses côtés, refusant de se laisser distancer même de quelques mètres. Fauvette, elle, attentit qu’ils aient presque disparus pour courir les rejoindre. Une fois à leur hauteur, elle fureta, le nez collé au sol pour se guider.

Puis Bertrand aboya; une fois. Regarde. Ben s’accroupit pour lui flatter le cou. Bon travail. Il s’approcha alors de la silhouette adossé à l’arbre le nez en l’air et le crayon en suspend.

«C’est donc là que tu te cachais?»

Chloé rouvrit les yeux, surprise, agacée.

«J’étudie. Que fais-tu là?

- Mon père avait oublié son râteau, j’en profitais pour promener les chiens.»

Fauvette la reniflait à présent, le museau collé à ses jambes, son cou, ses mains. Il l’excusa et tenta d’éloigner la chienne, mais Chloé la caressait en réponse. Un léger sourire flotta sur son visage. Fauvette, heureuse, s’assit alors entre les jambes repliées pour mieux se faire gratouiller. Bertrand garda ses distances. Mistouffle, lui, se rapprocha de Ben comme pour dire chasse-gardée. Mais Chloé ne tentait pas d’amadouer ses chiens, elle profitait juste de la bonne humeur de Fauvette.

«Pourquoi ton père oublierait un râteau dans les oliveraies?

- Il ramassait les herbes sèches, pour éviter qu’elles n’étouffent les jeunes pousses. Et pour éviter qu’un inconscient y mette le feu.»

Inconscient, songea-t-il, revoyant danser devant ses yeux des flammes interdites.

«Et toi, qu’étudies-tu?»

Alors elle ouvrit les bras en immense comme pour attraper le monde.

«Les arbres.»

À son expression, il comprit que ce mot contenait beaucoup, beaucoup plus que ça. Il s’assit à côté d’elle et Mistouffle vint aussitôt s’allonger entre eux, sans la toucher. Chasse-gardée, j’ai dit. Bertrand comprit qu’il n’y avait pas de danger, donc il repartit folâtrer. Ben laissa sa tête aller contre le tronc puis ferma les yeux pour respirer l’approche paresseuse du soir. Le crayon de Chloé faisait de petits grattements sur le papier, irréguliers. Parfois, elle suspendait ses dessins et sa respiration s’approfondissait, comme si elle absorbait l’ampleur du monde au travers de l’air qui la traversait. Elle tournait de temps en temps une page de son bloc de dessin, froissant le chant des cigales.

Puis on le secoua. Un chien aboya. Il rouvrit les yeux, cherchant dans la pénombre les taches blanches de Mistouffle, rassurantes. Le chien fourra son museau entre ses mains pour réclamer sa part de caresses, mécontent qu’on ai porté la main sur lui sans son autorisation.

«Il est tard, je suppose que tu ne comptes pas dormir ici?»

Alors ils se levèrent, elle lui rappela de récupérer son râteau, puis ils reprirent la route en sens inverse, sans presque parler. Quelques mots, peut-être, sur la douceur du soir et le bleu sombrissant de la nuit. Elle récupéra son vélo mais ne savait plus rentrer à présent qu’on ne voyait plus bien loin entre les troncs. Ils poursuivirent donc leur route, côte à côte, Mistouffle entre eux. Et puis elle lui demanda si c’était celle-ci, l’oliveraie qu’il voulait sauver avec sa sculpture à un million. Il laissa échapper un demi-rire. Oui. Le silence les accompagna de nouveau tandis qu’ils dépassaient des arbres pour retrouver les chemins de terres qui délimitaient les parcelles.

Puis elle parla des terres de ses parents, ou plus pécisément des terres que ses parents n’avaient plus. Vendues, elle ignorait à qui, pour une bouchée de pain. Comme la maison de sa mère. Ils avaient quitté les Bas-Endraux pour ne plus jamais revenir, fuyant plus qu’ils n’étaient partis, pour s’enfermer dans des appartements sans âmes. De ville en ville, sans jamais s’attacher à rien, sans jamais chercher à connaître les coins où ils atterissaient. Catapultés ici ou là par des décisions administratives qui la dépassaient. Elle n’avait jamais eu le temps d’aimer ces villes. Il lui semblait que ses souvenirs d’ailleurs se construisaient sur des images toutes identiques de grisaille et de béton. Alors qu’ici… ici avait toujours été pour elle le soleil, les cigales et les oliviers.

«Je pensais que tu haïssait les Bas-Endraux?»

Chloé retomba dans le silence, le laissant les précéder jusqu’aux murs de la ville.

«Ce n’est pas de la haine», avoua-t-elle, puis elle enfourcha son vélo et s’éloigna dans les lumières des lampadaires.

Mistouffle grogna de satisfaction, bon débarras. Bertrand trépignait en sentant approcher l’heure de la pâtée et Fauvette qui s’était élancée à la suite du vélo, s’arrêta, surprise qu’ils ne suivent pas. Ben émit une stridulation brève pour la rappeler. Les trois chiens bondirent alors sur la banquette de la voiture de son père, égrenant leurs poils sur toutes les surfaces encore épargnées du tissu usé. Il cala le râteau dans l’habitacle, puis il s’installa derrière le volant. Il avait encore un masque à sculpter.

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