Chapitre 5 (3/3)

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La cafetière crachottait un liquide brunâtre qui ne ressemblait pas à leur breuvage habituel. Elle revérifia de nouveau qu’elle avait bien mis l’eau et les grains, avec le filtre approprié (il n’y en avait qu’un seul type disponible). Tout semblait normal. Pourtant, la machine s’obstinait à de pas fonctionner correctement. Elle allait être obligée de le signaler à Benoît. Après avoir coupé l’alimentation électrique pour éviter un accident, Chloé retourna à l’atelier. Les menuisiers se disputaient sur quelque chose qui traitait sans doute de méthodologie. En retrait de leurs cri, Benoît se tenait la tête dans les mains d’un air de lassitude infini. Les autres le prenaient à partie sans attendre ses réactions, comme si, arbitre de leur querelle, il était forcément de l’avis de chacun. Elle approcha timidement -le moment était sans doute mal choisit, mais la cafetière était une histoire qui touchait tout le monde-.

«Benoît?»

Sa voix s’était asséchée par la fatigue. Elle se racla la gorge, puis répéta un peu plus fort. L’ébéniste releva alors la tête pour la contempler. Ses cernes viraient au noir.

«Je crois que la cafetière est cassée.»

Les autres se tûrent brutalement, choqués par la nouvelle, et se dirigèrent d’un commun mouvement vers la sortie pour aller voir ce qu’il en était de leurs propres yeux. Benoît qui aurait dû être le premier à réagir ne bougea cependant pas. Il soupira longuement, très longuement, comme lui seul savait étirer la lassitude.

«Evidemment…»

Quelque chose cassait ce mot sur lequel il ne butait pourtant jamais. Ses yeux se refermèrent d’eux-mêmes; il ne bougea plus. Dormait-il debout? Les autres revinrent à grand bruit, insurgés contre cette injustice immense qui rendrait leurs journées impossibles à boucler. Ils se disputaient sur le modèle à acheter pour remplacer l’objet, certains assenant qu’il fallait un modèle à filtre avec une plus grande contenance, d’autres, qu’on pouvait tenter les machines à capsules qui, paraissait-il, étaient parfaitement courantes dans le nord. Benoît se retourna pour s’accouder à son plan de travail, la tête si profondément enfuie dans ses mains que Chloé songea à faire une série photographique sur l’autruche. Ou alors une sorte de mini-documentaire comme «l’homme qui mangeait des bouchées industrielles» qu’elle n’aurait jamais l’occasion de tourner.

«Eh, ça va?», demanda-t-elle en sachant pertinemment que non. Mais il répondit ce qu’elle anticipait: «Evidemment.» Et celui-ci se voulait rassurant. Sauf qu’il ne l’était pas du tout.

«Tu devrais rentrer chez toi, tu ne sers à rien aujourd’hui.»

Il bailla, puis répondit très doucement: «Je ne peux pas, Jo m’a pris les clés. Il a peur que je conduise.

- Il a raison. Il aurait même dû te laisser chez vous.

- Je dois finir cette table…

- Ce n’est pas Joël qui devait faire la table? Je croyais que tu travaillais sur une tête de lit.

- Ah oui, ça aussi…», bailla-t-il encore.

L’équipe était parvenue à un accord, ils s’agglutinèrent autour de leur responsable d’atelier pour lui détailler le modèle de cafetière qu’ils voulaient. Benoît ne bougea pas d’un pouce, enseveli sous l’amoncellement de paroles ininterrompues. Puis Jo abattit sa main sur son épaule et le secoua légèrement.

«Eh, bichette, tu nous écoutes?

- Evidemment…

- Tu vas demander au vicomte de nous offrir le dernier modèle?

- Celui avec les lumières multicolores qui s’allument sur la base quand ça chauffe!», précisa Agnès, tenant particulièrement à ses lumières.

Grognement.

«Et qu’on peut préprogrammer pour que le café se prépare tout seul à l’heure prévue», renchérit Bob qui détestait attendre la fin de l’écoulement pour se servir.

Grognement.

«Et un compartiment spécial pour les capsules de paillettes comestibles?»

Benoît émergea enfin de ses mains.

«Très drôle, Jo… Je vais surtout voir si je trouve une machine fonctionnelle dans le budget que je pourrai libérer.

- Tu vas où comme ça?

- Faire les comptes…»

Chloé hésita à demander à son cousin de le raccompagner chez eux parce que la seule chose dont Benoît semblait capable était de dormir. Mais elle détestait qu’on se mêle de sa vie, alors elle décida de ne pas s’occuper de la leur. Après tout, il aurait fallut être aveugle pour ne pas voir qu’il piquait du nez tous les quarts d’heures. Il était assez grand pour se rendre compte lui-même qu’il ne fonctionnait plus correctement. Elle retourna donc à son travail pour tenter de faire avancer l’arbre qui prenait doucement forme. Plus que deux mois.

Jetant un regard dépité aux outils bas de gamme qui commençaient à rendre l’âme à leur tour, Chloé s’empara de son crayon de papier qui arrivait lui aussi au bout de sa vie. Elle reprit donc le dessin pour fixer le contour des racines et lui permettre de creuser les ombres où elle l’avait prévu. Ses croquis pendaient autour d’elle, accrochés partout où elle était parvenue à suspendre un fil où à les punaiser. Entourée des vues plates qu’elle tentait de reproduire en tridimensionnel, son regard ne cessait de basculer d’une planche à l’autre pour vérifier qu’elle reproduisait bien les volumes.

Puis un gars du hangar vint leur crier qu’il n’y avait plus de café, et que c’était un scandale. Mais ne voyant pas Benoît dans la pièce, il s’excusa, tout penaud, et repartit vers le bureau où on l’avait redirigé. Parce que Benoît était supposé faire les comptes dans le bureau. Là où se trouvait la cafetière. Chloé se retourna vivement. Joël venait d’arriver à la même conclusion qu’elle. Le gars du hangar aussi, visiblement, car il venait de faire demi-tour.

«Mais j’en viens, du bureau!

- Dites-moi qu’il n’est pas parti acheter la machine!», pria Joël en se levant d’un bond.

Il courut dans la cour, Sam sur les talons puis tout le reste de l’équipe aux trousses pour voir ce qu’il en était. La fourgonnette de l’entreprise était encore à sa place, laissant la poussière s’amasser sur son pare-brise. Jo vérifia qu’il avait toujours les clés de leur voiture, et sortit même pour s’assurer qu’elle était toujours à sa place. Soulagé, il décida d’appeler chez eux juste au cas où son cousin aurait eu la bonne idée de rentrer sans prévenir personne. Le téléphone sonna dans le vide. Nerveux, il donna alors des ordres pour les recherches. On fouilla partout, même sous les tables et les douches, dans la crainte qu’il se soit cassé la figure quelque part. Puis le gars du hangar retourna à son travail, parce que le temps filait et qu’il avait des choses à livrer. Bob regarda sa montre, vit qu’il commençait à se faire tard: il devait partir récupérer les petits-enfants à la garderie.

Joël et Samuel se demandaient s’ils devaient prévenir ses parents, craignant de les inquiéter pour rien. Ou pour quelque chose dont on ignorait ce que c’était. Sur ce, une voiture s’arrêta devant le portail grand ouvert de l’entreprise et Benoît en descendit tranquillement, penché sur la vitre du chauffeur pour dire quelques mots. Puis il revint vers eux, un paquet sous le bras. Joël était tellement soulagé qu’il pouvait se permettre d’être en colère, il se rua sur son cousin en hurlant:

«Mais t’étais où? Ca fait des heures qu’on te cherche! Y’a pas idée de disparaître sans prévenir comme ça!»

Benoît grimaça en se faisant hurler dans les oreilles, puis lui tendit son fardeau:

«Je nous ai trouvé une machine de seconde main qui marche. Merci pour la reconnaissance.

- Mais il faut pas trois heures pour aller chercher une machine à café! En plus, c’est pas du tout le modèle sur lequel on s’était mis d’accord.

- Sur lequel vous vous étiez mis d’accord. J’avais une autre course à faire alors j’en ai profité tant que les magasins étaient ouverts.»

Puis il s’éloigna en maugréant, parce qu’il avait perdu assez de temps comme ça avec leurs histoires de café.

Quand Chloé réintégra son atelier quelques minutes plus tard, un petit tas de tissus beige trônait sur la moitié de table où elle rangeait ses ustensiles. Elle écarta doucement les pans du paquet pour découvrir des outils brillants. Ravie, l’artiste soupesa le métal qui pesait un poids rassurant dans sa main. Des vrais, cette fois. En bon état. Fonctionnels. Elle se retourna pour remercier Benoît d’un sourire immense où elle sentait ses fossettes complètement libres, mais les autres avaient repris la dispute qu’elle avait interrompue précédemment. Benoît, le visage plongé dans les mains, semblait de nouveau accablé par le poids de toutes leurs attentes.

Puis elle vit le mot sous les outils: Ça s’appelle revient.

Chloé sourit de nouveau, puis s’étonna. Il ne les avait donc pas achetés sur le compte de l’entreprise? Mais Benoît était occupé à gérer la crise de l’autre côté de la vitre. Elle replaça donc ses écouteurs et reprit son travail en fredonnant.

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