Chapitre 6 (2/3)

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Tante Martha allait et venait dans la grange en grommelant. Fauvette la suivait à la trace, le nez collé au sol pour bien s’assurer qu’elle ne la perdait pas d’une semelle. Les deux autres chiens se contentaient de la suivre du regard, leurs museaux tournant à droite, à gauche, puis à droite… avec une régularité de métronome. Elle cherchait une solution. Bien sûr qu’elle cherchait une solution, on parlait de son fils quand même! Et il s’était mis dans une situation intenable. L’oncle vidait son godet d’eau à mouvements lents, assis face à Jo et son père. Le plat d’olives confites les séparait, mais aucun n’avait le coeur à en croquer. Puis tante Martha vint s’assoier avec eux. Fauvette, surprise de ne plus avoir de trace à suivre, rejoignit ses camarades; dépitée.

«Voilà qu’il s’en est rendu malade! Je ne le reconnais pas…», soupira oncle Roger.

«N’empêche, il se met dans tous ses états pour sauver l’oliveraie. Toi qui pensais qu’il n’en avait rien à faire…»

Oncle Roger acquiesça, il y avait en effet au moins une raison de se réjouir dans leur malheur.

«Et l’artiste à qui il a demandé de l’aide, on est sûr qu’elle ne va pas y arriver?

- Si même elle n’y croit pas, je vois mal comment on pourrait lui faire confiance», répéta tante Martha pour la millième fois.

Jo regardait les trois aînés en silence, incapable de proposer une solution. C’était le troisième concilliabule qu’ils tenaient tous les quatre pour tenter de sauver Ben, presque malgré lui à voir comment il gérait la situation.

«Et la femme pour qui il a brûlé le château, elle peut pas se bouger un peu?

- C’était juste une salle de bain, et personne ne sait qui c’est, cette femme. D’après ce qu’on en sait, ça pourrait très bien être quelqu’un de la ville d’à côté qui vient s’amuser au bal masqué de la vicomtesse. Ou une amie de la vicomtesse.»

Jo s’abstint de rajouter «voire la vicomtesse elle-même», parce que le peu qu’il avait pu voir de la mystérieuse inconnue de Ben le convainquait qu’elle était quand même sacrément plus jeune que la propriétaire du château. On n’allait quand même pas coller des affiches dans la rue «WANTED: femme masquée qui a participé à l’incendie de la salle de bain du château. Si vous êtes cette femme, rendez-vous chez Ben & Jo. Prime: - 500 000».

«Elle ressemble à quoi? Peut-être qu’on la connaît, nous?

- Je sais pas trop, c’était le bal masqué. Elle fait à peu près cette taille, avec des cheveux sombres et la peau très très pâle. Mais pâle joli, comme de la porcelaine. Pas pâle malade sur le point de crever comme les gens fatigués», expliqua Jo.

Bien évidemment, personne ne voyait de qui il pouvait parler. Ici, on était soit bronzé, soit maladif. L’entre-deux n’existait pas. Ils firent plusieurs suppositions toutes moins convainquantes les unes que les autres, puis se résignèrent à abandonner l’idée de la chercher. Alors ils rebasculèrent sur leurs autres suggestions: s’ils vendaient la grange et la maison du grand-père, ils pourraient peut-être rassembler la moitié de la somme. C’était un peu déshabiller Pierre pour habiller Paul, mais l’oliveraie était plus importante. L’oncle Roger gardait encore l’espoir fou qu’un jour Ben abandonne l’ébénisterie pour reprendre le métier de ses ancêtres. Et si ce n’était pas Ben alors avec un peu de chance, les petits-enfants… s’il en faisait un jour. Alors on considérait de se séparer des bâtiments. Encore fallait-il que quelqu’un en veuille… parce que tout le monde avait déjà son chez soi, ici, et aucun étranger n’aurait eu l’idée de venir s’enterrer dans leur ville. C’était même plutôt l’inverse: leur jeunesse qui rêvait de partir… alors ils parlèrent de Ben, de son envie de découvrir le monde qu’on n’avait jamais soupçonnée. Tante Martha l’interrogea pour la énième fois: «Tu le savais, toi?»

Oui, ils en avaient parlé, bien sûr. Tous les jeunes en avaient rêvé à un moment ou un autre -surtout quand le fils de madame Brodaux était parti- mais il n’avait jamais imaginé que ça revêtait une si grande importance pour Ben. En tous cas, pas au point de déclarer un incendie, songea Jo par devers lui.

«On pourrait peut-être contacter un agent immobilier?», se risqua-t-il. «Pour évaluer les biens.»

Mais on les connaissait, les valeurs des biens! Et ils se disputèrent sur les estimations. Chacun y allait de sa comparaison avec la maison de untel, la vieille ferme de machin qui était en moins bon état que la grange… et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils tombent d’accord que ça faisait beaucoup, mais pas un demi-million non plus. Et qu’on n’était pas vraiment sûr, au fond.

«Bon, je suppose qu’on devrait chercher un agent immobilier juste pour avoir une idée plus précise», décida tante Martha. «Le lapin devrait être prêt, vous restez pour dîner?»

Jo déclina: il avait un malade à la maison.

L’ambiance était tendue à l’atelier. Chacun s’activait dans son coin, prêt à sauter à la gorge du premier qui viendrait perturber la concentration générale. Sam et Agnès se jetaient des regards mauvais par alternance; ils s’étaient sans doute disputés en venant. Jo ne parvenait pas à se concentrer sur sa table, les pensées toutes tournées vers les solutions pour sauver les oliviers. Puis il songea que Ben voulait parler à Chloé de cette histoire d’oeuvre pas vendable, et, sans savoir pourquoi, ça l’énervait. Il la vit poser ses outils et s’essuyer les mains. Cela ne pouvait signifier qu’une chose: elle allait chercher un café (ou une envie pressante l’appelait). C’était l’occasion idéale pour lui tendre un get-happens en toute discrétion.

D’après ses calculs, Bob avait fini la cafetière à son dernier café, ce qui signifiait qu’il fallait relancer la machine avant de pouvoir profiter d’une nouvelle ration. La suivre trop vite risquait de créer un mouvement de foule pour une pause générale; ce n’était pas son objectif. Il attendit donc une pleine minute, le temps pour elle de rejoindre le bureau et pour les autres d’oublier un peu qu’elle était passée. Ce n’était pas bien difficile: personnne ne faisait attention aux autres, avec les casques anti-sons et tout. Il se leva donc discrètement, sa tasse à la main, de son air le plus détaché possible. Il n’était pas très doué pour ça. Heureusement pour lui, Sam ne regardait pas dans sa direction car il l’aurait sans doute suivi.

En arrivant dans le bureau, Jo constata avec dépit qu’il avait raté son calcul, ou plutôt, qu’il avait négligé un facteur: Bob avait bien vidé la cafetière mais, prévoyant, il avait relancé la machine en partant. C’était vrai qu’il détestait attendre que ça se prépare! Chloé s’apprêtait donc à sortir quand il mit les pieds sur le seuil. Elle lui jeta un regard préoccupé, et recula d’un pas pour lui permettre de circuler. Il ne bougea pas. La laisser partir mettrait son plan à l’eau. Mais il ne pouvait pas décemment rester planté sur le seuil indéfiniment non plus. Bloquant toujours l’accès, il adopta un petit ton guilleret pour lancer une conversation sur le café, le travail, la journée… Chloé but son breuvage à petites grogées sans répondre à ses tentatives pour détourner son attention du fait qu’il était bien campé sur le perron. Finalement, elle se redressa et le fixa droit dans les yeux d’un air qui ne s’en laisse pas conter:

«Que veux-tu?»

Et voilà! On établissait un super plan bien rôdé pour avoir une conversation bon enfant autour d’un café et bim! On vous envoyait tout ça sur les pieds en trois coups de cuillère à pot!

«Mais pourquoi je voudrais quelque chose?»

Son imitation d’ébahissement ne devait pas être très convaincante car elle lui lança un regard qui disait «ça fait cinq minutes que tu es planté dans l’entrée à raconter des sornettes sans même avoir rempli ta tasse, tu me prends vraiment pour une idiote?». Nouvelle tactique: la jouer comme Ben quand il était pressé.

«Ta sculpture à un million, tu vas pas réussir à la sortir, n’est-ce pas?

- En quoi ça te concerne?»

Ben était peut-être un poil moins direct. Il ne se souvenait pas qu’on le regardait avec des yeux qui auraient bouillit, puis empalé, puis lentement écorché chaque membre, quand il mettait les sabots dans le plat. Jo ne se laissa pas démonter pour autant:

«Je crois pas que tu comprennes le problème, en fait. Si tu vends pas ta statue à ce prix, Ben peut tout perdre. Et par tout je veux dire: tout.

- Il m’en a touché deux mots, oui. Et après, il m’a dit de laisser tomber parce qu’il se débrouillerait.»

Jo invectiva vivement son imbécile de cousin de saboter sa solution principale.

«Il pourrait finir à la rue!»

Bon, il forciçait un petit peu le trait. Chloé but tranquillement une nouvelle gorgée de café. Il était impossible de rester aussi froide devant une telle éventualité.

«Bien sûr que non, il pourrait perdre ses arbres, mais ni sa maison ni celles de sa famille font partie du marché. L’autre alternative, ce serait que l’entreprise trouve le moyen d’obtenir l’argent, puisque ma sculpture est supposée le sauver. Je ne comprends toujours pas pourquoi ce serait à Benoît de payer le déficit de la société du vicomte, par contre.»

Zut, Ben l’avait mieux informée qu’il l’imaginait.

«Vu que tu sais tout, tu comprends pourquoi tu dois te dépêcher de finir?

- J’avancerais plus vite si tu me laissais retourner à l’atelier, Joël. Et pour ton information, je peux tolérer que Benoît me donne des ordres vu qu’il a la délégation du vicomte qui s’avère être mon employeur direct, mais je trouve que c’est vraiment gonflé de ta part de venir en remettre une couche.»

Elle avança pour se glisser dans l’interstice entre le mur et lui. Alors Jo tendit le bras pour fermer l’espace, lui demandant tout à trac ce que Ben voulait savoir jusque dans son délire fiévreux: «Pourquoi tu ne peux pas vendre le seul truc que tu as terminé?

- Parce que j’ai vendu mon âme.»

Elle le repoussa brutalement contre le mur pour sortir. Il grogna en se frottant l’épaule.

«Pour ça, il aurait fallut que t’ai une âme…»

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