Chapitre 7 (3/3)

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Ruby pianotait sur le clavier de son ordinateur à toute allure: le vernissage était pour ce soir, et elle n’avait toujours pas terminé les encarts pour les oeuvres qu’elle souhaitait liquider en priorité. L’artiste avait promis de les lui fournir mais, comme certains, n’avait pas trouvé le temps de se pencher dessus depuis la dernière fois. Heureusement, les artistes n’étaient pas tous comme ça. Elle songea à sa pépite du moment, une peintre pleine d’idées qui avait presque plus de talent pour le marketting de ses oeuvres que pour les produire. Si elle pouvait s’entourer d’un cheptel d’artistes comme elle!

Le téléphone sonna. Numéro inconnu. En temps normal, Ruby l’aurait ignoré, mais les enchères organisées par la vicomtesse approchaient, augmentant la rude concurrence du métier: elle craignait de laisser passer une offre exceptionnelle qui lui permettrait de garder sa place de bonne troisième au classement. Elle continua de pianoter d’une main tout en décrochant de l’autre.

«- Agence d’Art Dellepierre, Ruby Lelierre à l’appareil, que puis-je pour vous aujourd’hui?

- Bonjour Ruby, c’est Chloé.»

L’agente se figea. Cette voix ondoyante, ce ton coincé dans des demi-octaves dont on ne savait jamais s’il suppliait ou défiait, ce culot de rappeler après tout ce temps sans donner de nouvelles! Elle se leva silencieusement pour fouiller les placards à la recherche du dossier qu’elle pensait ne plus jamais ouvrir.

«- Chloé! Ça fait si longtemps, je commençais à m’inquiéter pour toi. Où es-tu, on dit que tu as quitté la ville.

- C’est possible.»

C’était l’artiste tout craché ça: des réponses en nuances de vide. Ruby ouvrit un autre tiroir, qu’avait-elle bien pu faire de ce fichu dossier?

«- Alors comment ça se passe pour toi? Tu as trouvé une autre agence? On n’entend plus grand chose à ton sujet, j’espère que tu n’as pas abandonné la sculpture?»

Parce que sinon elle pouvait toujours courir pour se faire rembourser. Puis une idée lui vint: les archives. Ruby se mit à courir dans les couloirs.

«- Alors où es-tu maintenant, c’est fou ce qu’on peut entendre comme conjectures sur tes tribulations! Tu t’imagines, il y en a même qui disent que tu es allée suivre une cure de méditation dans les montagnes.»

La salle des archives était verrouillée. Ruby se retint de jurer, conservant son accent amical pour garder Chloé le plus longtemps possible au téléphone. Un collègue passa le nez par la porte de son bureau, surpris de son comportement. Ruby lui montra le téléphone frénétiquement en reprenant joyeusement:

«- Alors, raconte-moi un peu, Chloé, comment ça se passe pour toi en ce moment?»

Son collègue comprit; il s’élança dans le couloir pour trouver la fameuse clé. Bientôt, ce fut l’effusion autour d’elle, tout le monde se coupant en quatre pour ouvrir cette satanée porte en silence. Chloé aurait appelé ça un concours de mimes. Ruby riait en parlant de la pluie et du beau temps, et elle s’agitait pour donner des ordres muets pendant les réponses laconiques de l’artiste. Une déclic salvateur retentit; l’agente boucha le combiné pour assourdir l’exclamation de joie étouffée de l’office. On investit alors la salle des archives en mode commando.

«- Aurais-tu entendu parler des enchères des Ulmes dans deux mois?

- Si j’en ai entendu parler? Et comment, tout le monde ne parle que de ça ici!»

Ruby sentit ses jambes faiblir. Il ne fallait pas, surtout pas, que Chloé présente une oeuvre là-bas via une autre agence. C’était une question de principes. C’était elle qui l’avait découverte: c’était elle qui devait toucher les bénéfices de ses ventes.

«- Tu es invitée aux enchères?», demanda-t-elle d’un ton parfaitement anodin. Et tout le monde se suspendit à ses lèvres. Quelqu’un lui tendit le dossier; impossible de le saisir avec la main accrochée au téléphone. Alors on migra en groupe compact vers le bureau le plus proche pour étaler les pages sur la surface vitrée d’une table. La première page spécifiait, en rouge, le montant de sa dette. Ruby transféra l’appel sur le fixe de la salle en haut parleur pour se libérer les mains et satisfaire la curiosité des autres. Un silence impatient se diffusa entre eux. La voix de Chloé augmenta la tension:

«- J’ai une proposition à te faire.»

Tout le monde se figea. Les propositions de Chloé étaient toujours des coups de poker, du quitte ou double. Une fois, ils avaient gagné un million comme ça; la suivante, ils en avaient perdu deux.

«- J’ai des sculptures à vendre.»

Ruby s’écroula dans la chaise, ses collègues se mordirent les poings pour ne pas exulter.

«- Tu as des…», et la voix de Ruby n’avait pas besoin de feindre pour être radieuse.

«- Elles ne sont pas de moi; mais elles sont à vendre. Avec ton talent, tu pourrais les écouler à bon prix pendant les enchères.»

Fausse joie. Ruby se laissa aller à la renverse contre le dossier.

«- Si elles ne sont pas de toi, ça ne m’intéresse pas.

- Elles sont anonymes, ça attise toujours la curiosité les oeuvres anonymes, aux enchères. Surtout si elles sont proposées par Ruby Lelierre, celle qui a découvert Chloé D. entre autres perles…»

Ruby détestait quand elle faisait ça: flatter son égo. Elle consulta ses collègues du regard qui lui faisaient signe de continuer de la faire parler. L’un d’eux griffonna une question sur un post-it. Ruby se sentit soudain comme une enquêtrice en pleine conversation avec l’assassin en cavale qu’il fallait garder au bout du fil assez longtemps pour le localiser. Ce n’était pas désagréable.

«- Comment sont les oeuvres?

- ça va.»

Chloé ne devait pas être seule car elle se reprit très vite avec une pointe d’agacement dans la voix:

«- Elles sont bien, très bien pour ce style, même. Ce n’est juste pas le mien.

- De quel style parle-t-on?»

Chloé marqua une pause:

«- Contemporain conceptuel.

- Autrement dit, ça ne ressemble à rien.»

Chloé éclata de rire dans le haut parleur, et c’était si contagieux que certains de ses collègues durent sortir. Puis la sculptrice reprit:

«- C’est toi qui dit toujours que ce n’est pas l’oeuvre qui compte, mais l’histoire qu’on raconte à côté. Tu sauras bien trouver quelque chose pour appitoyer ton public et sublimer l’informe.»

N’était-ce pas une pointe de sarcasme qu’elle entendait dans sa voix? Elle avait raison cependant, Ruby avait réussi à vendre des collages insensés à des sommes exhorbitantes grâce à des descriptions particulièrement inspirées.

«- Combien as-tu de statues?

- Une cinquantaine.

- Une cinq… Chloé, je ne peux pas présenter cinquante oeuvres à des enchères! Je peux en inscrire deux, peut-être trois au mieux!

- Tu peux faire des lots. Des séries. Ça vend toujours cher, les séries. Tu n’arrêtais pas de me le répéter.»

Ruby entendit le haussement d’épaules dans le ton indifférent de l’artiste. Quelques collègues sortirent se consulter deux minutes pour savoir si c’était une arnaque ou une de ces propositions qui tenaient du génie. Les plus curieux restèrent dans la salle avec elle pour ne pas perdre une miette de cet échange.

«- Des séries d’artistes talentueux, voyons!», répliqua Ruby en essayant de lire sur les lèvres du concialliabule derrière la vitre.

«- Si tu le dis», le ton de Chloé avait perdu toute chaleur, blasé. «Bon, je ne vais pas te faire perdre plus de temps, si ça ne t’intéresse pas, je propose ça à Desdémone.

- Attends!»

Ruby se serait giflée d’avoir fait preuve d’impatience. Desdémone était la garce qui lui avait volée Chloé quand Ruby avait joué sur le renouvellement de contrat pour la forcer à sortir une statue.

«- Supposons que j’accepte, qu’est-ce que j’y gagne?

- Ma reconnaissance éternelle?», au ton de Chloé, ce n’était clairement ni une question ni une réponse. Plutôt une pique adressée à quelqu’un d’autre. «Tu touches ton pourcentage habituel sur la vente d’une oeuvre artistique. Tu connais la chanson: plus tu vends cher, plus tu touches d’argent.

- Hum…»

Ruby fit signe à un collègue de sortir pour rapporter les derniers échanges à ceux qui réfléchissaient dehors, il revint en courant, griffona une liste de suggestions sur un bloc-note qui traînait.

«- Chloé, Chloé, Chloé… Tu es consciente que mon pourcentage habituel ne me convient pas au vu du montant que tu nous dois toujours. J’ai même presque envie de dire que tu devrais me les céder gracieusement, ces statues.

- Impossible, je n’ai pas les droits dessus. Je fais juste la mise en contact.»

Ruby serra les poings. On se demanda alors si ce n’était pas la nouvelle technique de Chloé pour vendre ses oeuvres en by-passant ses dettes. La plupart de ses collègues étaient de cet avis, mais Ruby la connaissait assez bien pour savoir que son artiste avait trop d’égo pour vendre anonymement. On parlait quand même d’une femme qui, pour éponger un peu ces fameuses dettes, avait préféré vendre ses sous-vêtements plutôt que des sculptures inachevées. Ruby eut une pensée dégoûtée pour l’agent qui avait fait cette proposition et qui avait écoulé la lingerie à prix d’or auprès de pervers sexuels. La seule bonne nouvelle dans cette histoire était que Chloé ne lui devait plus rien, à ce porc.

«- A quoi ressemblent-elles, ces statues?», demanda enfin Ruby.

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