Chapitre 8 (3/3)

6 minutes de lecture

Chloé tournait autour de lui pour admirer les feuilles, les fruits qu’elle avait fait étoiles, les cigales cachées entre les veinures du tronc, les racines étendues, rampant sur le socle qu’elle n’avait pas encore taillé pour s’étirer vers un horizon invisible, élevant un amas encore informe qui deviendrait la fillette. Puis les branches, dont certaines s’évaporaient dans l’air d’un ciel qu’elle ne sculpterait pas, et d’autres, nombreuses, qui s’étiraient aussi pour incliner leurs rameaux vers cette forme encore brute pour lui offrir -y cueillir- une étoile. Elle admira les couleurs du bois variant lentement sur toute la surface de la pièce, dont elle avait dû jouer pour créer des reflets, des profondeurs insoupçonnées. Elle aimait l’olivier, heureuse d’y retrouver le mouvement qu’aurait pu soulever un souffle de vent. L’odeur, aussi, du bois fraîchement taillé parfumait la sculpture pour lui donner le goût acide des olives. Sa main caressa une racine qu’il restait encore à polir. Oui, elle aimait ce qu’elle avait pu tailler en si peu de temps. Puis elle songea à tout le travail qu’il lui restait encore à faire, et le poids de l’angoisse pesa de nouveau sur elle. Cela ne s’arrêterait donc jamais?

La fillette ou le socle? L’enfance ou le destin?

Choix épineux. Elle avait l’habitude de réserver le plus dur pour la fin, afin de s’imprégner pleinement de l’âme de son travail et de l’imprimer, entier, parfait, sur cette dernière épreuve. Mais le temps manquerait. Il fallait faire un choix: lequel devait-elle sacrifier? À peine formulée, l’hérésie lui hérissa la peau. Décider de rendre une sculpture inachevée était au dessus de ses forces. Et pourtant… elle sortit à l’air libre respirer un instant, les yeux dans le bleu du ciel, cherchant dans son immensité monochrome la réponse qu’elle refusait de trouver en elle. Combien cette sculpture était cruelle! Elle erra dans la cour, changeant d’avis à chaque nouveau tour. Une fois, c’était le dé qu’elle abandonnait; l’autre, l’enfant. Et ainsi, argument contre argument, trouvant toujours des raisons pour l’un, des défenses à l’autre. Indissociables. Puis une idée horrible la frappa: si elle ne pouvait choisir entre eux, peut-être fallait-il se défaire des deux. L’horreur la figea sur place. C’était impossible. Impossible. Alors elle recommença à tourner, sentant le poids qui l’écrasait peser un peu plus lourd à chaque tour.

La fourgonnette poussiéreuse de l’entreprise passa lentement dans l’espace ouvert du portail, puis s’arrêta dans la cour. Le moteur se tut. Un long moment, rien ne se passa. Puis Benoît sortit de l’habitacle à mouvements lents. Il était de nouveau épuisé. Agacé, même. Il la salua, étonné qu’elle ne soit pas en train de sculpter. Elle lui expliqua son dilemne.

«- L’enfance ou le destin?», répétait-elle sans le voir, les pensées figées sur les sculptures déséquilibrées que la perte de l’une ou l’autre engendrerait.

«- Ça dépend, tu penses que c’est le destin qui nous a mis dans cette situation?»

Le pragmatisme de Benoît l’atterra. Puis elle comprit qu’il venait de lui donner sa réponse; son coeur se compressa en songeant à ce qu’elle allait sacrifier. Les larmes commencèrent à couler sur ses joues. Benoît passa une main dans ses cheveux, soulevant un nuage de poussière.

«- Evidemment…

- Ne fais pas attention, ça va passer.»

Chloé renifla de plus belle. Une image horrible flottait devant ses yeux: une statue incomplète, déséquilibrée, diforme. Elle tourna les talons pour retourner à l’atelier et donner une réalité à ce monstre. Les mains de Benoît se posèrent sur ses épaules:

«- Je sais que c’est difficile pour toi, mais ta sculpture est déjà magnifique. Personne d’autre ne verra ce qu’il manque.

- Ce n’est pas difficile. C’est insurmontable. Et moi je le verrais. Je ne pourrais jamais penser à cette statue sans penser à ce qu’elle aurait dû être.»

Il pressa les mains sans trouver rien à dire. Si, il trouva quelque chose:

«- L’agente n’a pas rappelé?

- Pourquoi crois-tu que je pleures?»

Elle se dégagea de ses mains et parti s’enfermer dans les toilettes. Non, Ruby n’avait pas rappelé. Ni Desdémone. Ni aucun des autres agents qu’elle avait contactés. Mais seule Ruby avait promis de réfléchir. Les autres avaient juste raccroché, lui rappelant la somme exacte qu’elle leur devait. Elle aurait sans doute passé tout le restant de la journée dans les toilettes si Agnès n’avait pas eu besoin de la pièce. Elle sortit donc, les yeux complètements bouffis, déséchés à force de larmes, pour aller s’installer dans le coin le plus sombre de la cour. Les hurlements des arbres qui mourraient une deuxième fois dans le hangar l’obligèrent à enfiler son casque avec la musique à fond. Elle enfouit la tête dans les bras.

«- Hé, Chloé!»

L’artiste finit par relever la tête.

«- La journée est finie, tu ferais mieux de rentrer. Sam peut te déposer si tu veux.»

Elle accepta en reniflant encore. L’idée de prendre le vélo avec la vue brouillée lui semblait assez mauvaise. Elle saisit la main tendue de Joël pour se relever, puis emboîta le pas aux trois hommes vers les voitures. Ils parlaient de la machine qui n’était toujours pas réparée. Le ressort que Benoît semblait avoir trouvé ne correspondait pas: l’utiliser aurait été trop dangereux. Il allait devoir appeler le vicomte.

Agnès était adossée à la voiture de Sam, roulant entre ses doigts quelque chose qu’elle enfouit dans sa poche lorsque son frère parut. Chloé sentit une pointe d’intérêt s’éveiller en elle. Ce geste familier lui rappelait plusieurs très bonnes soirées… non, des soirées qui avaient très bien commencées, leurs fin étaient moins précises. Elle n’avait jamais cherché à faire connaissance avec l’apprentie menuisière, mais il était encore temps de réparer ce tort. Une fois sur le siège arrière, cependant, Chloé assista à une scène de chamaillerie qui la maintint dans un silence angoissé. Puis Sam s’arrêta devant la maison d'Adelphe. Elle faillit lui dire qu’elle n’habitait pas là, mais elle avait tellement peur de passer encore de longues minutes dans cette ambiance qu’elle remercia en s’extirpant du véhicule. Par chance, elle avait toujours un double des clés sur son trousseau, ce qui lui permit d’entrer sans avoir à sonner. Ses collègues auraient pu trouver ça bizarre.

Une fois la porte refermée, elle monta directement à la salle de bain pour se nettoyer de toute la poussière qui lui collait au corps, particulièrement sur le visage. Son bonnet épargnait la majeure partie de ses cheveux, donc elle se contenta de les peigner pour ôter les quelques particules qui s’y étaient accrochées. Puis elle fila dans la chambre d’ami -qui commençait doucement à devenir la sienne, à force d’y passer ses fins de semaines- pour chercher des vêtements dans l’armoire. Sa tante y avait suspendu les habits de leurs ancêtres dont elle refusait de se débarrasser, ainsi que les quelques effets que sa mère oubliait lorsqu’elle venait lui rendre visite, avant. Chloé parcourut rapidement la penderie, remarquant au passage que la robe rouge qu’elle avait empruntée lors du dernier bal était de nouveau suspendue sur un ceintre. Adelphe ne lui avait fait aucune remarque sur le sujet, mais elle avait sans doute écumé en voyant l’état dans lequel Chloé l’avait ramenée.

L’artiste se jeta ensuite sur le lit, essayant de ne penser à rien. C’est alors que le souvenir la frappa: Ruby n’avait pas promis de la rappeler, c’était à elle de le faire. Aussitôt, elle sortit son téléphone et composa le numéro de l’agente en priant pour qu’elle soit encore au travail.

Une sonnerie.

Deux sonneries.

Trois sonneries.

Répondeur.

Chloé raccrocha. Il était tard. Ruby avait sans doute mieux à faire que de s’occuper d’elle, comme gérer la carrière d’artistes capables de faire leur travail. Elle ferma les yeux, sentant les larmes remonter. Puis elle songea au collier qu’elle voulait récupérer. Elle composa de nouveau le numéro.

Une sonnerie.

Deux sonneries.

Trois sonneries.

«- Agence d’Art Dellepierre, Ruby Lelierre à l’appareil, que puis-je pour vous aujourd’hui?

- Bonjour Ruby…

- Chloé! Je pensais que tu n’appellerai plus! Je t’ai envoyé un mail.

- Je n’ai pas vraiment internet ici.»

Ruby se frappa le front; quelle idiote! Bien sûr que Chloé ne pouvait pas avoir internet si elle était séquestrée. Elle lui résuma alors sa réponse, croisant les doigts pour que ça réussise. Gardant un ton joyeux et très professionnel, Ruby tentait par son discours optimiste de convaincre l’homme encagoulé qui détenait son artiste de ne pas lui faire de mal, de prendre encore un peu patience… Il y eut un long silence, puis des bruits indistincts de l’autre côté du téléphone. Chloé lui murmura alors rapidement:

«- J’essaie d’arranger ça. Je répondrai à ton mail si j’arrive à me connecter. Je… Je dois y aller.»

La communication se coupa. Ruby reposa l’appareil en songeant à l’horreur que Chloé était en train de vivre. Elle espérait de toutes ses forces que sa solution marcherait. C’était tout dans l’intérêt de l’agence de réussir ce coup-là.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0