Chapitre 9 (2/3)

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Plus que deux semaines. Plus que deux semaines, et elle n’avait même pas fini la fillette. L’enclume qu’elle traînait à longueur de journées la pliait de douleurs, à présent. Il lui fallait un effort de volonté insupportable pour se lever le matin et se préparer à venir au travail. Parfois, elle en avait même des nausées qui la laissaient haletante, forcée de s’agenouiller de longues minutes sur le carrelage de sa salle de bain pour reprendre des forces. Comme lorsqu’elle était tombée… le souvenir rendait les choses plus pénibles encore. Quand la terreur de ne pas finir la sculpture écrasait l’angoisse, elle parvenait à se ramasser sur elle pour se préparer. Elle pédalait ensuite sur la vieille bicyclette dans la crainte constante qu’une crampe la renverse, jetant des oeillades alarmées autour d’elle sans discontinuer afin de toujours garder une distance suffisante avec les véhicules qui pourraient l’écraser en cas de chute. Puis elle arrivait à l’atelier, se dépêchant aussi vite que ses jambes flageollantes le lui permettaient. Et elle sculptait. Ou plutôt, elle tentait désespérément de créer la forme -si précise dans ses pensées- qui semblait pourtant impossible à reproduire dans la réalité.

Elle soupira en contemplant de nouveau le visage qu’elle se forçait à considérer terminé, faute de se sentir en mesure de l’améliorer encore sans y passer de trop longues heures. Puis la main… l’amas qu’elle s’était fixée pour mission de transformer en adieu confiant. Elle trembla. Même sur ses esquisses, sur les dessins tentés sous tous les angles, il manquait ce quelque chose de si important qu’elle ne parvenait pas à transmettre. Il lui fallait un vrai modèle. Elle lança un regard dubitatif à la vitre qui révélait les autres. Hélios était en déplacement pour une promotion, ce qui l’arrangeait grandement pour sculpter, mais elle aurait bien souhaité lui demander de l’aide à cet instant précis. Entre artistes, on comprenait parfois mieux ce besoin d’expressivité… Elle n’avait pas le temps d’être tatillonne. Elle alla demander donc à côté si une bonne âme voulait bien se dévouer pour lui servir de modèle:

«- Est-ce qu’il y a quelqu’un parmi vous qui veut me donner sa main?

- Alors toi, t’es directe!

- Je suis déjà marié», fit remarque Bob en riant de bonne foi.

«- Tu veux une main ou un mari?», vérifia Sam.

- Une main expressive!

- Bah, demande à Ben.»

Elle se demanda ce qu’il aurait répondu si elle avait choisit la seconde option.

«- Evidemment…»

Ben laissa donc ses oiseaux tranquilles pour lui tendre une main.

«- La gauche», précisa-t-elle, «fais comme si tu voulais attraper quelque chose de très précieux. En l’air.»

Alors, le guidant, elle commença à tourner autour en prenant des photos avec un vieil appareil qui ne la quittait pas depuis quelques jours par précaution. Elle avait senti venir ce moment fatidique. Mais il manquait quelque chose, ce fameux quelque chose. C’était trop raide, trop…

«- Bon, ferme les yeux.

- Je croyais que c’était ma main qui t’intéressait?

- Complique pas tout. Ferme les yeux et respire calmement. Ne t’inquiète pas si je te tourne autour, j’ai besoin d’avoir le plus d’angles de vues possibles.»

Elle se percha sur un tabouret à un ou deux mètres de distances. Les autres commencèrent à s’intéresser à son manège.

«- Détends-toi.

- Facile à dire…

- Imagine que tu es dans ton verger et que tu ceuilles une olive.»

Il mima le geste. Après quelques clichés, elle conclut que ce n’était absolument pas satisfaisant. Nouvelle méthode, elle le fit revenir à la position neutre. L’équipe s’approcha, curieuse. Comme on le lui avait apprit à une époque qui semblait si lointaine, la photographe changea de ton, modula sa voix, prenant tout son temps pour lui permettre de se plonger dans la scène:

«- Tu es avec une personne très importante pour toi. Vous passez un moment merveilleux, magique…»

Le fantôme se matérialisa aussitôt dans ses pensées.

«- Cette personne et toi vous promenez dans un jardin féérique…»

Les parterres du château illuminés de milles flammes, le masque éclairé par leurs lumières mouvantes, changeant de couleurs au gré de leurs danses, la fontaine illuminée de lueurs qui semblaient brûler ses eaux jaillissantes…

«- Elle monte sur une hauteur…»

Elle bondit sur la margelle, l’invitant d’un regard à le suivre, reculant lentement d’un pas, d’un autre…

«- Elle te tend la main pour t’inviter à la rejoindre, et tu tends la tienne… tends la tienne, la gauche. Benoît, ta main gauche s’il te plait. Tu tends la main pour attraper la sienne qui reste toujours hors de portée, juste un peu, juste un soupir…»

Il revit le fantôme, reculant tout doucement, avec une lenteur enjôleuse, l’invitant à la rattraper. Il s’imagina tenter de saisir cette main avec délicatesse, mais son souvenir le faisait monter sur la margelle. Puis la chute, l’eau, les éclaboussures. Il sentit monter le rire.

«- Détends-toi, on va essayer autre chose.»

Un long silence.

«- Tu es cis?

- Pardon?

- Je veux dire, tu préfères que je parle d’un homme ou d’une femme pour un truc sensuel?»

Il sentit ses joues s’enflammer sous la couche de sciure qui les blanchissait. Les autres ricannèrent. Ils semblaient s’amuser comme des enfants devant cette improvisation d’art dramatique.

«- Je préfèrerais qu’on ne parle pas de ce genre de choses, surtout.

- Mets-y un peu de bonne volonté, s’il te plaît. Je vais dire elle et tu penseras à qui tu veux, d’accord?

- Mais je…

- Ferme les yeux.»

Le regard de l’artiste ne tolérait aucune rebuffade. Il s’insulta intérieurement de s’être laissé entraîner dans un nouveau truc bizarre. Elle reprit d’une voix profonde, envoûtante:

«- Tu marches sur une plage, les pieds léchés par les vagues…»

Ben n’était jamais allé à la mer. Son esprit inventa donc le paysage à partir d’images glanées au hasard d’émissions télévisées ou dans les magasines qui vieillissaient sur les tables des praticiens de santé. Sous ses pieds nus, le sable prenait la texture de la terre sèche des vergers; le ciel était bleu comme toujours et le soleil brillait de son éclat familier. Puis il allait nager, et il songea au lac derrière les oliviers au sud, celui où on allait parfois quand le temps était trop sec. Il nageait donc dans ce lac…

«- … l’odeur de la mer est entêtante, iodée…»

Comme les cheveux de son fantôme lorsqu’il y plongeait le visage, parfum ennivrant qui suffisait à lui seul à bâtir tout un monde que la magie voulait garder en vie.

«- Une barque flotte sur la surface tranquille. Tu tentes de l’atteindre, ta main gauche s’étire vers elle pour attraper la corde qui te permettra d’y grimper.»

Silence… une frustration intense de se trouver sur une barque, seul, l’envahit. Elle ne pouvait pas l’arrêter là.

Puis la description reprit, un ton plus bas:

«- Une personne monte à bord. Quand elle rejette ses cheveux mouillés sur ses épaules, tu la reconnais.»

Ils étaient dans la piscine en flammes.

«- Elle te sourit…»

De ce sourire pour lequel il ferait brûler le lac…

«- Tu prononces quelques mots qui l’entraînent dans ce rire que tu adores par dessus tout…»

Elle rejetait la tête en arrière, ses fossettes ombrant sa peau d’opale, ses yeux coulant des étoiles entre les fentes de son masque écarlate.

«- Une mèche de cheveux humide se dépose sur son front. Tu tends doucement la main pour la saisir délicatement entre tes doigts…»

La voix semblait venir d’ailleurs, comme effacée par son esprit pour rester dans son lac, les flammes dévorant le ciel, les doigts enlacés autour de la mèche qui s’allumait de reflets dorés.

«- Tu replaces la mèche derrière son oreille… Elle pose la main sur la tienne, avec une infinie tendresse… Vos doigts s’entremêlent…»

Comme ils l’avaient fait ce soir là, quand il avait remporté son défi. Ben retint sa respiration. Il ne voulait pas que la voix poursuive, il ne voulait pas que l’instant s’arrête. Le temps devait se suspendre pour ne plus jamais, jamais quitter la piscine dont les eaux ne cesseraient jamais de brûler…

La voix, de nouveau, ailleurs encore:

«- A chaque respiration, tu sens le goût de la mer…»

Ses poumons reprirent leurs mouvements réguliers, s’emplirent du parfum iodée des cheveux qu’il goûtait du bout des lèvres.

«- C’est bon, merci.»

Il rouvrit brutalement les yeux, propulsé dans le présent. Aterrissage violent.

«- Tu es sûre?», et il espérait qu’elle se ravise et reprenne la scène où elle s’était interrompue. Mais Chloé confirma et décida de foncer chez elle pour imprimer les photos.

Plus tard, quand ils se retrouvèrent seuls dans la fraîcheur de leur salon, Jo se renfrogna:

«- Je te rappelle que tu as dit toi-même que tu ne devais plus revoir ton fantôme.»

Ben n’était plus aussi convaincu du bien-fondé de cette décision.

«- Pourquoi tu t’imagines que je pensais à elle?

- Je t’en prie, Ben, ne me prends pas pour un idiot! Je ne t’ai vu cette expression qu’en deux occasions…

- Elle n’avait rien de spécial mon expression.»

Jo soupira, puis lui confessa ce qu’il était le seul à ignorer:

«- A la fin, ce n’était pas ta main qu’elle photographiait.»

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