Chapitre 9 (3/3)

4 minutes de lecture

Chloé dessinait. Elle dessinait depuis des heures sans réaliser que le froid la faisait grelotter, que la faim grondait au creux de son estomac soulagé des milles poids qui y pesaient le matin encore. Elle dessinait comme elle ne l’avait fait depuis longtemps, entraînée dans les lignes entrecroisées qui tournaient autour d’elle pour l’envelopper de leurs noirceurs tendres. Elle dessinait comme si sa vie en dépendait, parce que c’était sans doute le cas. Sa peau se noircissait sur la feuille, traçant d’imperceptibles traînées dont son esprit se nourrissait pour créer encore, pour approfondir les dimensions de son banal bout de papier afin d’y creuser, d’en cabosser la surface de volumes trompeurs que son esprit en transe croyait saisir, parfois, au point qu’elle s’y cognait les doigts.

Chloé dessinait.

Elle dessinait l’Oeuvre qui lui échappait depuis tant d’années. La sculpture unique dont elle avait tant rêvée sans jamais en trouver les contours, en quête d’un impossible qui, sans cesse, se dérobait. Et aujourd’hui, elle l’avait rencontré. De ses yeux vus. Photographié; immortalisé. Elle parviendrait enfin à la sculpter! L’impatience faisait trembler les traits, parfois, créant des ombres inattendues, comme tout dans ce dessin qui l’emmènerait aux confins de ses capacités.

Chloé dessinait.

Enfin.

La seule, l’unique sculpture que son coeur avait vraiment désirée: celle qui exigerait de son art qu’il soit aussi pur que l’enfant nouveau né, aussi puissant que le torrent déchaîné. Aussi unique que son sujet. Dans la semi-obscurité de l’appartement, un sourire ombrait ses fossettes trop souvent cachées par les angoisses. Ses mains poursuivaient la passion d’empreintes noires, de charbon compact qui s’effritait sur la feuille.

Parce que cette sculpture serait parfaite.

Le chant des cigales s’endormit, emporté par la nuit qui fuyait elle aussi vers des idéaux inaccessibles. Et Chloé continuait de sourire dans le silence. Parce qu’elle frôlait la crinière de ses rêves de l’orée de ses doigts cendrés.

Dans le temps immobile des clichés étalés sur sa table, Chloé dessinait L’Amour.

Deux jours passèrent dans la béatitude.

Le troisième, des cognements sourds l’arrachèrent à l’Art. On frappait à sa porte.

Panique.

On ne devait pas voir. Pas savoir. L’Amour ne pouvait être souillé du regard des profanes. Elle se précipita pour cacher l’Oeuvre à venir dans le dernier placard de la cuisine, tout en haut, celui qui fait l’angle si bien que personne n’y regardait jamais. Puis elle ouvrit la porte qui tremblait tant que ses gonds grinçaient.

«- Ça fait deux fois, Chloé.»

Sa tante la contemplait du haut de sa déception.

«- J’espère que tu as une bonne excuse.»

L’artiste ne pouvait pas avouer. Adelphe aurait voulu voir; juger. L’Amour ne saurait se faire condamner avant même de s’être libéré de sa cage de papier. Elle n’avait aucune excuse. Adelphe voyait bien ses mains noircies par le fusain, qui avait laissé de longues traces sur le visage blême, et la légère crispation des doigts à force d’avoir tant tenu les tubes. Elle sembla blessée. Chloé ferma les yeux pour fuir ce regard qu’elle avait croisé tant de fois… Un regard enclin à toute la palette des émotions, capables de les faire défiler toutes en quelques secondes, puis de se bloquer en un instant sur celle qui vous retournerait le coeur. Elle avait les yeux de sa mère, Adelphe. C’était de famille. On se le transmettait de mère en filles. Sauf elle. Chloé avait hérité des yeux de son père, dotés d’une seule et unique expression: rageurs.

«- Je suppose que tu n’as rien mangé depuis tout ce temps?»

Adelphe soupira, entra comme si elle était chez elle, ce qui était partiellement le cas, puis s’attela à préparer une omelette. Chloé la rejoignit après quelques ablutions bien nécessaires. Sa tante ne posa aucune question sur le dessin. Sur le pourquoi de cet enfermement. Elle se contenta de la regarder manger puis, une fois la dernière fourchettée avalée, lui dit de son indéfectible calme:

«- Il te reste deux jours pour finir ta sculpture Chloé.

- Le bilan n’a lieu qu’à la fin de la semaine prochaine.

- Les enchères aussi. Il faut envoyer les oeuvres vendredi soir pour l’exposition et la confection du livret. Tu sais mieux que moi comment ça marche.»

Les boulets de plomb s’enfoncèrent dans son ventre avec une force rare. Elle avait oublié. Il lui restait encore la main de la petite fille à sculpter: le plus important. L’adieu. Animées d’une volonté propre, ses lèvres commençèrent à trembler. Benoît allait perdre son oliveraie à cause d’elle. Parce qu’elle s’était laissée subjuguer par L’Amour. Une déchirure s’initiait entre son coeur et ses entrailles. Dessiner ou sculpter. L’Amour ou L’Adieu. La perfection ou l’inachevé. Elle avait déjà fait son choix, à l’instant où la main s’était tendue pour libérer la douleur. L’expression de ce visage…

«- Je t’accompagne, tu as déjà perdu assez de temps comme ça. Ce soir, tu dormiras chez moi.»

La déchirure criait que c’était ce qu’il fallait faire: suivre Adelphe. Aller à l’atelier tenter de donner l’illusion d’avancer. Produire quelque chose qui ressemblerait à de l’art pour imaginer, espoir fou, que quelqu’un serait serait assez aveugle pour bien vouloir l’acheter. Elle ne sauverait jamais les oliviers de Benoît avec son arbre dont les racines trahissaient l’incompétence. Avec les cigales qui pustulaient une écorce trop polie pour être vraie. Avec cette fillette au visage boursoufflé d’une joue plus grosse à gauche, avec ce socle dont elle n’avait qu’à peine esquissé les arrêtes avant de devoir l’abandonner… Non, elle ne pouvait pas présenter un brouillon pareil avec assez de culot pour en demander ne serait-ce que quelques centimes.

Alors que L’Amour…

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0