Chapitre 10 (2/3)

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Ben assemblait. Il reconstituait des oiseaux à n’en plus finir, aveuglé par leurs plumes qui étaient devenues toute sa vie. Il les recréait avec les sourcils froncés par l’incertitude. Il ne restait plus que deux jours, et les masques n’étaient pas finis. Son oncle travaillait tout au long du jour pour l’aider, venait chaque soir lui présenter l’avancement. Ils parlaient longtemps en taillant le bois, côte à côte. Comme avant. Mais ils n’étaient pas de ces gens qui savent créer à la hâte et qui parviennent, par une pliure du destin inscoupçonnée, à renverser la panique en puissance créatrice. Ils appartenaient plutôt à ceux qui prennent le temps de bien faire, car le plaisir de réaliser prenait le pas sur celui de réussir. Les masques n’avançaient pas. Ceux qu’ils avaient tentés à une cadence accélérée ne ressemblaient à rien: on voyait trop qu’ils s’étaient pressés. Cela ne suffirait pas.

Et il assemblait encore ses dizaines de corbeaux pour la tête de lit, remplissant les vides d’érable clair pour rehausser les formes découpées dans la fine plaque de noyer noir. Il voyait les masques dans leurs becs moqueurs, incapable de penser à rien d’autre. Mais quand il sculptait le soir, dans la lumière timide des bougies de l’oncle, c’étaient les ailes emmêlées qui s’imposaient à lui. Ses deux projets se superposaient pour ses yeux épuisés d’avoir si peu dormi, trop pensé, si bien qu’il ne lui était plus possible de démêler lequel était son présent, lequel devait être le plus important. L’un sauverait sa place, l’autre ses arbres. Il n’osait choisir entre son avenir et son passé. Alors il s’activait jusqu’à ce que l’épuisement l’emporte et que sa tête se pose d’elle même sur le bois inégal pour songer à tout ce qu’il avait encore à faire. Si seulement, osait-il…

Ses yeux dérivèrent malgré eux sur l’arbre de Chloé qui était resté à l’abandon durant trois interminables journées. Il avait faillit ne plus y croire. Mais elle était là, à sculpter avec son sérieux habituel, penchée sur ce qui devait être la main de la fillette, des photographies en noir et blanc étalées sous les yeux. Assise sur la table, une lampe torche coincée entre les dents, dans la position la plus inconfortable qu’il aurait pu imaginer pour un travail si délicat, elle sculptait. Peut-être était-elle de ceux, justement, auxquels le manque de temps révélait le génie. Non, car elle ne parvenait à rien finir. Chloé était une espèce à part, incapable de voir ce que ses doigts tissaient. Il était étonnant qu’une si grande précision découle d’une main aveuglée par des peurs dont il ne pouvait deviner que les larmes qu’elle versait, si souvent. Si souvent… ses joues ruisselaient encore.

Les oiseaux reprirent leur emprise sur sa vision, le forçant à se concentrer sur leurs ombres sans effacer, pourtant, les ruisseaux invisibles qui faisaient briller cette peau blâfarde.

La journée passa entre les corbeaux, les masques, l’olivier à moitié dissipé dont il ne pouvait voir l’avancement complet. Et Chloé, bien sûr, qui tournait autour de sa sculpture en pleurant comme jamais on n’aurait pleuré dans cette ville. Pleurait-on ainsi, ailleurs? Peut-être était-ce le soleil d’ici qui évaporait les larmes avant qu’elles ne coulent. Puis le soir tomba sur l’atelier presque déserté. Il ne restait plus qu’eux et Jo qui s’étirait.

«- On y va, Ben. Mon père nous attend.»

Il avait encore une semaine pour finir les oiseaux. Les masques étaient plus pressants. Il jeta un dernier regard à l’artiste de nouveau perchée sur sa table qui ne voyait rien du monde si ce n’était cette main qu’elle voulait terminer.

«- On devrait l’envoyer se coucher.»

Jo lui posa la main sur l’épaule. Son regard aussi semblait hésiter. Puis une voiture se gara dans la rue et une portière claqua. Adelphe arrivait. Elle prendrait soin de sa nièce, ils n’avaient pas à s’en préoccuper. Alors les deux cousins s’en allèrent chez l’oncle pour sculpter les masques. Dernière soirée.

Quand Ben s’allongea dans son lit, bien après la mi-nuit, l’épuisement était tel qu’il ne parvenait plus à trouver le sommeil. Le colis attendait sagement dans le salon sa présentation au vicomte pour le lendemain.

La peur lui nouait le ventre. Il ferma les yeux, incapable de dévier ses pensées. Cela ne suffirait pas. C’était la sculpture de Chloé qu’il avait demandé, pas des imitations grotesques de la seule oeuvre qu’il ait jamais tentée. Ben ralluma la lumière et s’assit sur son lit. Peut-être qu’un peu de lecture lui ferait du bien. Il se pencha sur sa table de chevet, ouvrit les tiroirs à la recherche d’un livre qu’il croyait avoir rangé là en attendant d’être moins fatigué. L’ouvrage disparaissait sous un entassement de pages en noir et blanc sur le plateau du meuble, des photographies tristes comme une oliveraie perdue. Il lut quelques poèmes, incapable d’en profiter. Déçu, agacé, terrifié par cette dernière journée, il reposa le livre. Son titre brillait d’une lueur étrange sur les photographies. Une idée germa dans son esprit. Improbable. Déraisonnable. Il se releva. Après tout, il n’aurait bientôt plus rien à perdre.

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