Chapitre 10 (3/3)

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Ruby Lelierre se réveilla en sursaut. Son réveil ne tarderait pas à sonner, mais ce n’était pas lui qui l’avait perturbée. Son téléphone sonnait hystériquement depuis un moment. Son téléphone sonnait toujours hystériquement, la faute à la sonnerie qu’elle avait choisie par erreur sans avoir lu le manuel, qu’elle avait perdu presque dans la foulée. Pourtant, tout le monde savait qu’il fallait lire le manuel avant d’utiliser une nouvelle acquisition, c’était élémentaire; personne ne le faisait jamais. Comme pour les contrats. Elle décrocha, se grattant le ventre sous son gros pyjama en polaire.

«- Agence d’Art Dellepierre, Ruby Lelierre à l’appareil, que puis-je pour vous aujourd’hui?»

Sa voix avait spontannément retrouvé le timbre enjoué qu’elle affectait toujours avec ses clients ou ses futurs protégés. C’était ainsi dans le métier: on était susceptible de conclure une affaire à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il fallait toujours être prêt, sur le qui-vive, frais, et surtout disponible. Elle avait l’habitude d’entrecouper ses sommeils d’appels, c’était ainsi qu’elle avait conclut certaines de ses plus grosses affaires. Elle souriait donc professionnellement au micro de son téléphone.

Une respiration dans le combiné.

Faux numéro?

Puis une voix rauque, profonde, qui lui prit aux tripes.

«- C’est au sujet de Chloé D.»

Ruby faillit lâcher l’appareil. L’homme qui séquestrait son artiste. Il allait lui annoncer qu’elle était morte. Non, il ne se serait pas donné la peine de la prévenir: il allait la menacer de la tuer.

Faire semblant de ne pas y accorder d’importance, comme lorsqu’elle négociait un contrat avec une rude concurence mais qu’elle ne voulait pas montrer son intérêt pour baisser les prix. On parlait quand même d’une vie. Elle se força à prendre le ton qu’elle adoptait toujours quand on abordait cette artiste, légèrement agacé, comme quelqu’un de distingué qui a perdu beaucoup d’argent en misant sur le mauvais cheval. Ce qui était presque le cas.

«- Chloé, Chloé… tout le monde n’a que ce nom à la bouche: Chloé! Quelles frasques a-t-elle encore commises?

- Elle vous a contactée il y a deux semaines avec une proposition.

- Oui, oui, je m’en souviens parfaitement. On n’oublie pas les propositions de Chloé D., vous savez? Elle en a cent à la journée, et la plupart se finissent mal. J’ai assez perdu d’argent avec ses propositions!»

Puis elle se dit qu’elle y allait peut-être un peu fort; il pouvait l’abattre à tout moment quand même. Mieux valait éviter de lui donner une bonne raison de hâter les choses, alors elle se força à un instant de silence pour simuler la réflexion puis repris plus posément:

«- J’en ai aussi gagné beaucoup.»

Le tueur respira lentement dans le téléphone. Puis sa voix sans intonation répondit:

«- Justement. Êtes-vous toujours intéressée pour vendre ses oeuvres?»

Ruby se rattrapa au mur, son coeur s’arrêtait. Bien sûr qu’elle le voulait! Tout le monde rêvait de vendre du Chloé D.! Et elle, Ruby Lelierre, elle l’avait fait -comme cinq ou six autres agents dans le pays, certes- mais elle avait vendu le seul vrai Chloé D.. L’unique! L’oeuvre achevée. Bien sûr qu’elle voulait en vendre d’autres! Puis elle se souvint de deux choses: 1. Chloé était captive, ce qui signifiait que passer un marché avec lui en ferait de fait une complice criminelle; 2. Chloé était Chloé.

«- C’est impossible, elle a décliné. Vous savez comme elle est: ses refus sont irrévocables.»

Elle l’entendit sourire de l’autre côté du téléphone. Rire, presque; n’était-ce pas un rire, ce son caverneux, dangereux?

«- Disons que Chloé travaille pour moi. Tout ce qu’elle produit m’appartient. Elle n’a pas le pouvoir de choisir comment en disposer.»

Ruby griffa le mur en se sentant glisser. Il venait d’avouer qu’elle était à sa mercie! Il aurait fallu enregistrer la conversation pour avoir des preuves pour la police! Les contacter de suite pour lancer une triangulation et repérer où il la détenait!

«- J’aimerais que vous vendiez quelque chose aux enchères des Ulmes.

- Tout le monde veut que je vende quelque chose, c’est mon métier, quand même!»

Elle força un rire, un son creux qui ne simulait aucune joie. Il savait certainement que Ruby, comme les autres agents, s’était évertuée à acheter les faveurs de la sculptrice du temps où elle vivait en ville, mais la situation était toute autre à présent et Ruby ne devait pas pouvoir s’imaginer voler Chloé. Il lui expliqua ce qu’il avait en tête, une idée qu’elle adora dérechef, se haïssant de sentir l’excitation d’un coup de génie l’envahir. Puis il lui donna le tarif -exhorbitant au vu de la côte actuelle de l’artiste, mais à quoi s’était-elle attendue d’un assassin?-.

«- Je n’y trouverai pas mon compte. Nous parlons quand même de l’artiste qui a fait tourner la tête de la moitié de l’aristocratie quand je l’ai révélée.»

Elle savoura ces trois derniers mots en les prononçant lentement, comme on dégusterait le meilleur met en une cuillérée que l’on étirerait à l’infini. Alors il rit. Un raclement brut, déshumanisé par le téléphone; ou bien était-il tout simplement inhumain?

«- Elle dit que vous êtes différente des autres agents, que vous avez quelque chose de spécial. C’est pour cela qu’elle préférait travailler avec vous.»

L’égo de Ruby grimpa en flèche, gonflant le besoin croissant de vendre l’oeuvre.

«- Vous pouvez me donner votre réponse jusqu’à demain midi. Au-delà, il sera trop tard.»

Il lui souhaita bon matin, confus de l’avoir réveillée si tôt, puis raccrocha doucement. C’était l’assassin le plus poli et le plus froid qu’elle aurait pu imaginer. Il allait la tuer. Elle savait la date et l’heure. Elle ignorait où. Elle savait aussi comment l’empêcher. Mais ce ne ferait que prolonger le supplice de son artiste. Pouvait-elle vraiment laisser Chloé aux mains de ce tueur impitoyable et profiter de sa séquestration pour faire fortune?

Ruby devait choisir: vendre Chloé ou la tuer.

Ben se passa les mains sur le visage. Il ne restait plus qu’à attendre. Attendre que madame Lelierre prenne une décision. Attendre de parler au vicomte pour lui expliquer comment il comptait rembourser. Attendre la fin des enchères. Atteindre la fin du bilan. Attendre le prochain bal.

Puis il songea que non, il ne pouvait pas attendre ça: il courrait trop de risque de revoir son fantôme. De commettre une nouvelle erreur qui pourrait coûter… ce qu’il parviendrait peut-être à sauver cette fois. Peut-être. Il ressentait un soulagement profond, inexplicable, qui permettait à la fatigue de faire enfin son oeuvre. Le soulagement de celui qui a fait tout ce qui était en son pouvoir et qui peut enfin abandonner son sort aux évènements. Comme une feuille qui aurait résité aux bourrasques des jours durant, avant de se faire arracher à sa branche et qui peut, enfin, se laisser porter par le vent. Il s’endormit.

Quand Jo le réveilla, il se sentait mieux. Pourtant, un doute pernicieux le titillait. Il craignait d’avoir oublié un détail qui pourrait tout faire s’écrouler. Jo lui tapota l’épaule pour lui rendre confiance: ils étaient deux têtes, ils finiraient bien par retrouver ce dont il pourrait s’agir. Les deux cousins arrivèrent très tôt à l’atelier, le précieux colis prudemment enroulé dans de nombreuses couvertures. Ils contemplaient la sculpture exigée par le vicomte avec appréhension. Elle était sublime, bien sûr, mais les dessins dont elle était entourée prouvaient qu’il en manquait un grand tiers. Ils se concertèrent, puis commencèrent à décrocher les images de ce qu’auraient dû être l’arbre et la fillette; pour cacher la preuve de ce manque immense qui déséquilibrait tout. Elle arriva sur la fin, confrontée à la sculpture dénudée de ses esquisses dans la lumière crue du néon.

«- Si le vicomte vient, il pensera qu’elle est finie», expliquèrent-ils.

Chloé serra les poings sur son ventre, les mâchoires trop crispées pour rien dire. Elle hocha la tête pour signifier qu’elle avait compris. Il restait un jour, pourtant.

«- Des finitions», insistèrent-ils.

Elle avait encore toute la main à polir. Cette minuscule surface d’un détail tel qu’il lui faudrait des heures pour passer la pus fine de ses limes sans rien abîmer. Sans la détruire.

«- Elle est magnifique», sourit Joël de ce sourire étrange qui semblait porter la chaleur, «je suis certain qu’ils vont se l’arracher.

- C’est bien mal les connaître.»

Chloé tourna les talons pour s’enfermer dans le cabinet de toilettes. Elle ne pouvait pas faire ça. C’était plus fort qu’elle. Une angoisse sourde lui intimait de rester cachée derrière la porcelaine pour éviter de tout ruiner. Elle sentait venir l’instant où la terreur prendrait le pas sur ses pensées, alors elle plaqua le casque sur ses oreilles et mit la musique à fond. Elle ne devait surtout pas sortir d’ici.

L’artiste était partie depuis un moment; la main attendait toujours d’être polie. Les autres arrivèrent et reprirent leur travail comme d’habitude, ignorants du drame qui se tramait. Ben consultait son portable régulièrement. Aucun appel. Il se rendit deux fois dans le bureau pour consulter les mails sur l’ordinateur. Rien. Il rappellerait à midi.

Quand il retourna dans l’atelier, Chloé n’était toujours pas revenue. Il hésitait à poncer la main lui-même, mais elle ne le lui pardonnerait jamais. Il avait d’autres solutions, il préférait ne pas prendre le risque d’abîmer la sculpture. Alors il se pencha sur ses oiseaux et recommença à travailler.

Les larmes coulaient encore sur ses joues, poursuivant leur route habituelle. Elle ne pouvait pas rendre cette sculpture. Pas dans cet état. L’enfance sans destin ne faisait aucun sens. Personne ne serait dupe. Il ne lui restait plus que quelques heures pour trouver une autre solution.

Puis Ben se souvint du détail qui pouvait tout ruiner: Chloé. Elle n’était pas au courant de son plan. Il devait l’informer avant qu’elle n’ait l’idée de contacter madame Lelierre pour accepter malgré tout sa proposition initiale. Il posa ses outils et partit à sa recherche.

Chloé se releva. Elle avait une solution. Une solution horrible, qui l’obligerait à se cacher à jamais. Mais elle n’en voyait pas d’autre.

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