Ben la trouva dans la cour, le téléphone sur l’oreille, les larmes figées sur les joues.

Son téléphone sonna. La sonnerie rageuse. Chloé se retourna pendant qu’il décrochait.

«- Bonjour, ici madame Lelierre de l’agence Dellepierre…»

Ben attrapa la main de Chloé, celle qui tenait le téléphone. Elle coupa la communication. Si elle ne parlait pas à l’agente…

Chloé avait un regard hanté. Elle venait de commettre l’irréparable, il le sentait.

La voix de madame Lelierre, faussement enjouée:

«- J’accepte votre proposition, je viens de vous renvoyer le contrat signé. Je veux les pièces lundi au plus tard pour l’exposition.

- Nous les expédions dans la soirée.»

Il raccrocha, n’osant lâcher Chloé qui recommençait à pleurer. Avec ses photos, ils avaient une chance de récupérer l’argent. Un quart de million, ce serait assez pour sauver la parcelle de ses parents. Madame Lelierre n’avait même pas cherché à négocier: elle voulait vendre du Chloé D.. Mais ce marché ne semblait plus revêtir la moindre importance à présent, pas devant ce visage dépourvu de toute vie.

«- Que s’est-il passé pour te mettre dans un état pareil?»

Elle n’avait pas fini la sculpture. Elle ne pouvait pas finir la sculpture. Et il lui avait interdit d’accepter la proposition de Ruby. Alors elle avait contacté un autre agent. Le seul qu’ils n’avaient pas appelé jusque là. Celui qu’elle détestait le plus -le seul qu’elle détestât vraiment-.

«- Tu as vendu les photos à un autre agent?»

Il blanchit un peu.

Les photos? Non, cet agent là se moquait bien de l’art, et il était trop tard pour les photos. Elles n’existaient même plus, ces photos! Alors ce n’était pas la peine d’en parler, non elle avait…

«- Elles n’existent plus?»

Déchirées, elles n’étaient même pas bonnes. Elle n’avait jamais été douée en photographie.

La détresse dans les yeux de Benoît.

«- Déchirées?»

Il la lâcha, chercha son équilibre, s’enfonça le visage dans les mains.

«- Je viens de les vendre, ces photos.»

Pour deux-cent cinquante milles. Pour les oliviers de ses parents.

Il expira doucement, tout doucement. La douleur commençait à poindre sous ses côtes. Ben se força à réfléchir pour ne pas la sentir. Sans livraison, le contrat ne tenait pas. Il n’y aurait pas de pénalités, c’était tout ce à quoi il pouvait se raccrocher. Il restait encore deux solutions: la sculpture de Chloé, et les masques. Il n’avait pas le temps de songer à quelque chose qui n’existait déjà plus. Il lui prit la main pour l’entraîner à l’atelier. Elle devait finir la fillette.

En voyant leur tête, Jo s’engoufra à leur suite dans le Bloc.

«- Que s’est-il passé?»

Ben lui expliqua succinctement qu’il n’y avait plus de photos. Déchirées.

«- Tu les as jetées?

- Non, c’est… chez moi. Ce qu’il en reste», balbutia l’artiste.

Jo hocha la tête avec raideur, puis sorti. Il devait être bouleversé pour ne pas faire un laïus comme il en avait l’habitude. Ben se tourna vers la femme qui semblait se liquifier d’horreur.

«- Fini la main, Chloé, c’est tout ce que je te demande. Ne fais rien d’autre que ça. Pour le reste, je me débrouille.»

Chloé se trouva seule avec sa sculpture. Ce qu’elle craignait par-dessus tout. Elle avait déjà détruit les photos, sa meilleure chance de s’en sortir: elle ne pouvait pas ruiner la statue. Elle ne devait pas tout détruire.

La douleur dans son ventre.

Il ne fallait que polir la main, rien de plus. Plus rien de plus. Mais la proposition de l’autre agent pourrait peut-être… Benoît avait ordonné de ne rien faire d’autre. Même si elle pourrait gagner une fortune avec la proposition. Ne rien faire d’autre. Juste la main.

Elle força ses pensées à se concentrer sur cet objectif. Ni sur le poids qui lui sciait le ventre ni sur la solution qui n’en était pas une.

Juste la main.