Chapitre 11 (2/3)

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Adelphe fonçait à travers la ville, Jo et Ben se tenaient aux poignées des portières en serrant les dents. Elle se doutait bien que Chloé lui cachait quelque chose avec sa sculpture, mais elle n’aurait jamais imaginé que ce serait pour aider quelqu’un. Et surtout pas pour éponger une dette de Benoît. Elle freina violemment devant un immeuble vétuste, dans un quartier périphérique où ne vivaient plus que des vieux, par habitude, et des jeunes, par pauvreté. C’était donc là qu’habitait Chloé?

Adelphe sortit un trousseau de sa poche pour ouvrir le sas de l’immeuble, puis les guida vers les marches grinçantes qui s’élevaient dans une pénombre fraîche. Une seule lampe murale éclairait la cage, les forçant à regarder où ils posaient les pieds pour ne pas trébucher sur l’une des marches inégales. Au deuxième étage, une porte écaillée, à l’image de ce qu’il découvrirent à l’intérieur. Et les morceaux épars des photos, à peine reconnaissables pour certains, réduits en confettis pour d’autres.

«- Mais pourquoi?», répétait Ben sans pouvoir imaginer assez de raisons qui mèneraient à ce geste impensable.

Chloé était ainsi, voilà tout. On ne la comprenait pas, mais on essayait de l’aimer malgré ça. Adelphe ne poursuivit pas sa tirade, n’ayant rien d’autre à dire qui pourrait éclairer leur lanterne. Ils ramassèrent les morceaux, les trièrent, comparèrent les bouts aux impressions que Ben avait récupérées sur sa table de nuit.

«- Tu penses vraiment que ça va marcher?», demanda Ben, et son cousin lui répondit d’un sourire.

Les gens achetaient n’importe quoi si on leur disait que c’était unique, et le contrat ne stipulait pas que les photos devaient être en bon état. C’était de l’Art, l’agente comprendrait. Et sans ça, ce ne serait pas du vrai Chloé D. -il fit un clin d’oeil à Adelphe- elle était comme ça, voilà tout. Jo était convaincu que ça marcherait. Au pire, ils auraient envoyé des morceaux de papiers. Ils n’avaient plus grand chose à perdre, à part du temps.

Ben enviait l’optimisme inaltérable de son cousin, incapable de se sentir aussi serein. Il poursuivirent donc leur tâche, recollant les morceaux des photos avec du scotch pour essayer de leur rendre une apparence, sinon intacte, du moins complète.

Chloé contemplait son oeuvre sans plus oser bouger. L’olivier était prêt, la fillette à peu près, la main à moitié, le socle… non commencé. Elle savait que les autres lui diraient que c’était parfait, mais elle voyait bien qu’ils mentiraient: les défauts et les manques étaient trop criants. Elle se forçait à l’immobilité, craignant de faire ce qu’on lui reprochait toujours: à force de trop vouloir en faire, saccager la sculpture… ou la rendre clairement inachevée même aux yeux du reste du monde.

Mais le socle…

Prenant le pas sur son désir criant de corriger toutes ces erreurs qui rendaient l’oeuvre inommable, elle imposa à ses jambes de quitter la pièce. S’occuper l’esprit. Avant, elle serait allée danser ou faire la fête chez des amis pour tenter d’oublier. On l’aurait envoyée ailleurs. À présent… elle ne connaissait personne dans la ville, si ce n’étaient sa tante et les autres collègues de l’entreprise. Mais Benoît et Joël étaient partis, disparus, sans doute à chercher une solution pour pallier à son rattage.

Sa tante avait elle aussi du travail et n’aurait pas compris qu’elle la dérangeât pour si peu que «ne rien faire». Hélios n’était toujours pas rentrée même si Chloé doutait de son utilité pour l’aider dans cette situation. Il restait les autres: Samuel, toujours grognon, Julie et Bob en pleine opération délicate sur la scie sur table fraîchement réparée avec une solution d’appoint. Et Agnès. Chloé songea que ce serait sans doute elle la plus à même de lui rappeler le bon temps d’avant; celui où son esprit pouvait occulter la sculpture quelques instants -assez pour laisser le temps à ses agents de la subtiliser pour la mettre en vente-. Comme la Fay-minime, première de la série.

La sculptrice s’installa à califourchon sur une chaise à côté d’Agnès. L’angoisse compressait tant son ventre qu’elle ne respirait plus que difficilement. Aucun son ne voulait sortir de sa gorge. Pire: ouvrir les lèvres la rendrait nauséeuse. L’apprentie-menuisière leva des yeux étonnés vers elle, peu habituée à ce que les artistes du Bloc viennent s’installer par là.

«- Tout va bien?», demanda-t-elle plus par politesse que par réel intérêt.

Chloé hocha la tête par la positive, toujours incapable de prononcer le moindre mot. Agnès continua de marteler ses chevilles avec application. Ça, elle aimait faire.

«- Ça détend», remarqua-t-elle sans cesser de jouer du maillet.

Puis elle enchaîna sur la confection de sa pièce, pas trop certaine de l’ordre dans lequel elle devait tout monter car on lui avait interdit d’utiliser les vis. Elle devait tout faire en bois, créer les jointures d’elle même. Exercice délicat pour une débutante. Mais ils lui avaient dit que c’était le seul moyen de vraiment progresser. On faisait de la menuiserie à l’ancienne, ici. On verrait quand elle serait plus expérimentée pour des meubles moins traditionnels. Alors elle enfonçait des dizaines de chevilles, ne sachant trop si elles étaient vraiment bien placées ou assez solides pour faire tenir tous les pans de son placard. Elle poursuivit sur d’autres sujets que Chloé ne parvint pas à écouter, les yeux dérivant toujours vers la sculpture qui patientait -l’appelait- de l’autre côté de la vitre. C’est impossible, songea-t-elle.

Elle tenta de nouveau de se concentrer sur les mots d’Agnès, trop heureuse d’avoir une oreille à qui parler pour s’interrompre, n’attendant aucune réponse. Alors Chloé faisait semblant d’écouter, se raccrochant parfois à un mot, une phrase, qui lui permettait de dévier son attention quelques secondes. L’arbre sans socle continuait d’étendre ses branches vers elle, la suppliant de l’achever. Et Agnès continuait de parler.

Puis ce fut trop.

Chloé retourna dans son atelier et prit ses outils.

«- C’est bon, je pense que nous ne pourrons pas faire mieux d’ici ce soir. Il faudrait y retourner pour emballer avant que le vicomte n’arrive.»

Ben et Adelphe acquiescèrent. Ils avaient des photos, c’était déjà mieux que rien. Il ne pariait pas sur la réussite de leur plan, mais Jo avait une telle confiance dans l’aveuglement des riches qu’il essayait d’y croire un peu. Il fallait juste convaincre madame Lelierre que c’était Chloé qui avait tout recollé, comme partie intégrante de l’oeuvre.

Ils redescendirent donc tous les trois, emportant avec eux une liasse inégale qui brillait faiblement dans la lumière chiche des escaliers. L’endroit était lugubre, il s’étonnait qu’on puisse y vivre. Mais c’était ainsi, aux Bas-Endraux: les vieilles constructions demeuraient, rarement rénovées faute de moyen ou d’envie. Et puis un jour, on les déclarait insalubres et on reconstruisait. Les quartiers vivaient à leur manière, passant de vétustes à neufs en l’espace de quelques mois, changeant à peine la face de cette ville qui semblait ne jamais vouloir vraiment évoluer. Bloquée dans un temps qui n’était pas tout à fait du passé, mais certainement pas le même présent que le reste du monde.

La voiture attendait sagement dans la rue, là où Adelphe l’avait mal garée en arrivant. Personne n’était passé pour se plaindre: on avait l’habitude. Ils s’y engoufrèrent, encore un peu pressés car l’heure tournait. Il fallait empaqueter et convaincre le vicomte pour les masques… et voir où en était la sculpture de Chloé. Avec un peu de chance, les trois combinés permettraient de sauver les oliviers.

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