Chapitre 11 (3/3)

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Le vicomte les attendait de pied ferme devant l’entrée du bureau. C’était la première chose qu’on lui avait dit à l’atelier: que Benoît était introuvable, envolé en début d’après-midi. Il craignait que son chef d’atelier se soit enfuit. Mais le voilà qui arrivait avec son cousin, encore plus épuisé que d’habitude. Peut-être avait-il un peu exagéré avec ces histoires d’oliviers… Il ne fallait pas non plus que Benoît démissionne: il se reposait trop sur lui pour le perdre d’un coup.

«- Je vous ai connus plus assidus.»

Joël se rétracta sous son regard, mais Benoît resta identique à lui-même. Imperturbable. Le vicomte s’en agaça de nouveau, alors que c’était justement ce trait de caractère qui en faisait un si précieux atout. Les clients étaient toujours rassurés en sa présence, même quand il leur disait que ce qu’ils demandaient n’était pas faisable (le vicomte avait dépensé pas mal d’énergie à lui faire éradiquer le terme «impossible» de son discours commercial). Benoît trouvait toujours des arguments droits dans leurs bottes pour étayer ses refus, avec expertise et calme. Deux qualités que le vicomte n’avait que trop rarement trouvées chez ses employés. Le vicomte ressentit un nouvel élan de gratitude envers sa mère qui lui avait évité l’irréparable perte d’une précieuse ressource. Mais l’affaire n’était pas encore close. Il fallait l’argent, à présent.

D’un geste, le vicomte les invita à le suivre dans l’atelier pour voir la sculpture de Chloé -la sculpture à un million-. Ils lui emboîtèrent le pas sans un mot; ils n’avaient pas conscience de l’état dans lequel elle était. Parce que le vicomte l’avait regardée depuis l’autre côté de la vitre, penchée sur le bois, concentrée. Effondrée, même, le visage noirci de sciure et de larmes. Ils entrèrent dans le Bloc sans s’annoncer, la surprenant au milieu de ce qu’elle faisait comme des chasseurs. Elle leva vers eux ses yeux d’or en biche acculée. On lisait la terreur sur son visage. Elle lâcha tout et recula de plusieurs pas, se cognant contre une armoire au fond de la salle.

Mais la sculpture… parfaite, bien sûr. L’arbre qui donnait l’illusion d’en sentir l’odeur d’écorce et d’olives, la fillette ceuillant une étoile entre deux feuilles protectrices, image même de la tendre tristesse. Cette main tendue comme une promesse… oui, oui, c’était exactement la sculpture qu’il attendait. C’était pour cela qu’il l’avait engagée: son don inimitable.

Le vicomte tourna autour de la table, se repaissant des courbes, des formes, des jeux de lumières qui créaient des mouvements, donnaient même par instant l’illusion du vivant. Benoît avait réussi l’impossible: la faire sculpter! Combien serait-on prêt à payer pour un Chloé D., un vrai, complet, vivant, parfait? Le million lui semblait soudain risible. Il en connaissait qui vendraient père et mère pour une telle oeuvre.

Puis ses yeux tombèrent sur le socle. Brut, laissé grossier, des sillons à peine tracés, des traces de crayon encore visibles sur le bois, là où elle avait commencé à sculpter. Ses sourcils se rejoignirent au dessus de l’arrête de son nez.

«- Est-elle terminée, cette sculpture?»

Silence. Il leva les yeux vers Benoît qui aurait dû répondre que oui, que c’était voulu, que l’artiste donnait à son oeuvre l’illusion de l’inachevé pour souligner sa perfection, que… n’importe quelle excuse aurait suffit pour mettre fin à ce chantage dans lequel il s’était empêtré, il aurait accepté un «oui» nu, même, si seulement Benoît avait répondu. Mais comme lui, l’ébéniste découvrait le socle. Le vicomte se tourna vers l’artiste. Elle tremblait. On l’avait pourtant prévenu de ne jamais avoir trop confiance en elle, qu’elle trouvait toujours le moyen de ruiner les affaires pourtant bien engagées.

Il suffisait de si peu, si peu pour mettre fin à cette mascarade et laisser en paix les oliviers de Benoît. Trois lettres, trois misérables petites voyelles, même un hochement de tête…

«- Est-elle terminée, cette sculpture?», répéta le vicomte avec une pointe d’impatience.

Chloé croisa le regard de Benoît. Elle n’aurait jamais dû se lancer dans le socle. Il aurait pu mentir pour elle, mais là… c’était trop criant. Elle pouvait encore trouver une excuse à la Ruby pour justifier l’état de la sculpture. Elle pouvait dire qu’un artiste n’a pas à justifier ses choix.

Mais avant cela, il fallait prononcer un mot. Juste un mot, juste un tout petit mot qu’il lui était impossible de penser. Elle se raccrochait au regard de Benoît pour qu’il le dise à sa place. Parce qu’il fallait qu’il le dise pour sauver l’oliveraie. L’arbre-deuil n’était pas fini, mais elle pourrait tolérer qu’on l’enlève si elle savait qu’il pourrait l’aider. Elle regretta de ne pas disposer de télépathie.

Puis elle sentit le «non» monter à ses lèvres. C’était le pire qu’elle pourrait dire. Alors elle sortit de la pièce en courant, s’enferma dans les toilettes et pleura toutes les larmes de son corps -celles qui s’y trouvaient encore-.

«- Je pense que la réponse est claire», constata le vicomte.

Il espérait encore que Benoît lui rétorque que oui, la sculpture était bien finie et que c’était justement pour cela qu’elle fuyait: elle craignait de la voir partir alors qu’elle y était si attachée… Mais Benoît s’excusa et sortit calmement. Son cousin resta avec le vicomte, balbutia des excuses insensées, puis sortit à la recherche des deux abrutis qui venaient de tout ruiner.

Le vicomte ferma les yeux, dépité. Il aurait pu faire embaler la sculpture et la présenter, bien sûr. Mais si Chloé venait anoncer partout qu’elle n’était pas terminée… tout s’écroulerait. Il contempla le socle, ce fichu socle qu’elle aurait mieux fait d’oublier. Mais c’était trop tard à présent.

Le vicomte se massa le front en réfléchissant aussi vite qu’il le pouvait. Il ne pouvait pas prendre ses oliviers à Benoît: la vicomtesse avait exigé que ce soit l’entreprise qui paie, pas son homme de main. Il fallait proposer une alternative qui éviterait d’avouer qu’il avait tordu les termes de sa mère. Il pouvait lui accorder un délai: la sculpture n’était plus très loin d’être terminée. Elle ne se vendrait pas aux enchères, mais elle pourrait se vendre tout court. Il devait exiger une contre-partie sinon il perdrait toute crédibilité.

Quand le vicomte les rejoignit dans le bureau, il ne souriait pas, ce qui était toujours mauvais signe. La sculpture était désormais hors de l’équation. Ben s’essuya les mains sur son bleu de travail, les salissant à la poussière qui maculait la toile grise plus qu’il ne les nettoya, puis toussota pour se débloquer la gorge. Il lui parla alors des masques. Ce ne serait pas du Chloé D., mais ils auraient peut-être quelque chose à présenter. Il hésita pour les photographies, mais elles étaient en si piètre état… il craignait qu’elles n’aboutissent à rien et préféra les garder sous silence.

Le vicomte s’intéressa aux masques -il connaissait bien celui qu’il portait aux bals de la vicomtesse et Ben savait qu’il lui plaisait-. Il fallait seulement qu’il accepte de les présenter à la place de la sculpture de Chloé. Il n’y avait aucune commune mesure, bien sûr, mais ils pourraient peut-être gagner l’intérêt de quelqu’un… le vicomte considéra la proposition un instant puis trancha:

«- Si tes masques se vendent et que tu parviens à réunir une partie de la somme, nous renégocierons les termes du marché.»

Puis il lui ordonna de préparer les paquets pour l’expédition du soir et repartit.

Ben et Jo s’attelèrent donc à préparer l’envoi à charger dans l’hélicoptère qui devrait décoller le soir même pour livrer les oeuvres aux Ulmes. La vicomtesse avait prévu de s’envoler après le dîner, le précieux chargement à son bord; il fallait livrer les colis à l’héliport avant sous peine de ne rien pouvoir vendre. Ben hésitait encore pour les photographies. Jamais la poste ne parviendrait à les livrer à temps à madame Lelierre. Les placer dans l’hélicoptère de la vicomtesse sans la prévenir pouvait être mal interprété… Il se maudit de ne pas en avoir parlé au vicomte, réalisant soudain qu’il avait fait exactement ce qu’il avait reproché à la sculptrice peu de temps auparavant: manquer de projection. Jo, bien moins à cheval sur ce genre de considérations, griffona le nom de la destinatrice puis glissa l’enveloppe kraft dans le colis qui protégeait le paquet de masques. Il se justifia avec pragmatisme:

«- De toute manière, elles seront aussi vendues aux enchères. Une fois là-bas, ils trieront et madame Lelierre finira bien par les recevoir. Tu n’as qu’à la prévenir que ce sera livré sur place.»

Ben accepta avec lassitude: ils n’étaient plus à ce genre de détails près.

Moins d’une heure plus tard, le vrombissement irrégulier de l’hélicoptère survolait la ville. Les deux cousins l’observaient depuis le pas de leur porte, tous leurs espoirs accrochés à cet amas de métal qui rétrécissait dans le bleu sombrissant du soir.

«- Et maintenant?», murmura Ben.

«- Maintenant, on attend. Et on prie pour que Chloé ne trouve pas une nouvelle idée pour tout gâcher.

- Tu es injuste, c’est elle qui nous a mis en contact avec l’agente pour les photos.

- Qu’elle a déchirées.

- Elle n’était pas obligée de m’aider, et pourtant elle s’est pliée en quatre pour trouver une solution.»

Ben hésita à lui parler des dettes de l’artiste, mais garda le silence car il n’en savait presque rien.

«- C’est fou quand même, tout ce qu’elle fait pour toi…»

Pas aussi fou que ce que j’ai fait pour une autre, songea-t-il.

Ils ne connaîtraient pas le résultat des enchères avant le prochain bal. L’image de son fantôme s’imposa de nouveau à lui, auréolé des flammes qui consumaient ses pensées depuis trois mois. Il serait déraisonnable de la revoir et pourtant il le désirait tant! Il avait besoin d’oublier l’angoisse fébrile de cette épreuve qu’il traversait à cause d’elle. Ou peut-être, grâce à elle…

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