3-Chapitre 1 (2/2)

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Elle reposa l’instrument sur ses lèvres, laissant son souffle redessiner une musique. Si triste à présent… si triste qu’il sut que c’était ainsi que pleuraient les fantômes.

Il fallait partir.

La poignée était glacée sous ses doigts. Plus froide que les frissons qui hérissaient sa peau sous les sons endeuillés du faune. Plus gelée que la terreur de ne plus se sentir vivre comme lors des deux dernières nuits avec son fantôme. Plus encore que la vérité qu’elle venait de prononcer. Il pouvait fuir. Il pouvait lui demander de disparaître à tout jamais. Il pourrait revenir à sa vie, tenter de l’oublier. Mais il ne pourrait jamais se libérer de lui-même ni de l’emprise de ses désirs qu’il étouffait chaque jour sous le bon garçon, celui qui répondait toujours présent et faisait la fierté de tous les siens.

«- Comment fais-tu?», demanda-t-il. «Comment fais-tu pour vivre tes envies sans faire souffrir tous ceux qui t’aiment?»

La musique se fondit dans le silence, un instant timide qui n’osait pas se présenter.

«- Je n’y arrives pas, masque de bois: je ne vis qu’en décevant le monde entier. Autrement je ne serais qu’une coquille vide privée d’espoirs et de volonté, une marionnette obéissante se pliant aux ordres des autres; une jolie poupée qu’on habille à sa guise, qu’on fait jouer selon ses envies et que l’on jette lorsqu’on n’en a plus besoin. J’ai essayé, tu sais…». Quelques notes imperceptibles dans le souffle de ses souvenirs. «J’ai essayé d’être celle qu’on me dictait. Mais personne ne veut de ce pantin, même pas ceux qui l’on créé.»

Une série de stridulations aigus pépia entre eux, peuplant la chambre d’oiseaux invisibles sous le souffle habile du faune. Elle savait poser la magie dans chacune de ses respirations pour en emplir l’air: les corbeaux qu’il avait assemblés le mois passé chantaient en choeur à présent, soudain joyeux, vivants. Autour d’eux, invisibles toujours, ses souffles devenaient une nuée de mésanges, de rouge-gorges, de rossignols, de canaris virevoltant dans la pénombre. Les yeux fermés, on pouvait presque s’imaginer les caresser du bout des doigts. Puis les chants s’estompèrent pour redevenir une voix:

«- Toi, tu t’es enfermé dans ce qu’ils voyaient en toi, n’est-ce pas? Incapable de fissurer cette image ne serait-ce qu’une fois…

- Si, une fois.»

Comme le silence se prolongeait, les oiseaux reprirent leurs chants avec douceur. Ben revint lentement vers la silhouette toujours assise sur le lit.



Alors il raconta: la seule et unique fois où il avait osé choisir sa vie lui-même.

Aux Bas-Endraux, on se transmettait les métiers de générations en générations, sans faillir aux ancêtres qui avaient tant oeuvré pour nous. Mais lui n’avait pas voulu du métier de ses parents; il avait une autre passion, un travail honorable qu’on pratiquait aussi dans la famille, seulement, pas le même. Ses parents n’avaient pas compris. Ils ne comprenaient toujours pas. Il doutait que cela arrive jamais.

Pour le reste… oh, pour le reste! Son frère n’avait jamais rien fait de ce qu’on en attendait alors c’était à lui, le second, le dernier né, de corriger les erreurs du premier. De veiller à ce que le nom de la famille reste propre malgré tout et continue de perdurer fièrement encore une génération. Il raconta tout ce qu’il n’avait jamais osé parce que l’autre l’avait déjà fait. Et puis, partir… voyager, découvrir les villes, les plaines, les montagnes, et même la mer! La mer, surtout, avec ses embruns et son odeur d’océan comme les boucles de ses cheveux.

Il se laissa aller à la renverse sur le lit, des paysages dans les yeux, décrivant ces lointains que la télévision, les livres ou les tableaux du château laissaient entrevoir sans jamais en offrir la réalité. Chloé s’allongea à ses côtés, la flûte toujours aux lèvres pour lui inventer une musique qui retraçait ses rêves. Elle aurait pu lui raconter l’Ailleurs, le Nulle-Part, les villes toutes identiques qui n’ont pour différence que leurs noms. Les hommes de Là-Bas qui sont les mêmes qu’Ici, les souffrances qui ont partout la même saveur, les tristesses, les trahisons, les espoirs aussi, tous les instants de vie qui ne sont au final que des égrainements du même temps. Elle laissa la flûte les chanter pour elle, transformant en musique ces mots trop tristes. Les joies aussi. Celles qui s’éteignaient lorsqu’il les regardait.

Il avait cessé de parler, écoutant les notes dans lesquels se tissaient ses désirs. Ses doigts caressaient doucement ses tresses étalées sur le couvre-lit. Chloé aurait voulu connaître toutes les musiques de la terre pour ne jamais arrêter ce moment, mais ses bras et ses poumons fatiguaient. Alors elle reposa le syrinx, rêveuse. Puis elle lui parla des poissons. Du voilier où elle avait passé une grande partie de ses vacances, de la couleur de l’eau sous le soleil, sous les nuages, des milles teintes qu’elle connaissait par coeur et pouvait revoir chaque fois qu’elle fermait les yeux.



Son fantôme racontait les petites îles qui parsemaient la côte, quelque part au sud de leurs milliers d’oliviers, le reflet des étoiles, les tempêtes, les pêches et les cueillettes d’oursins sur des récifs immergés. Elle mimait l’océan qu’embaumaient ses cheveux, avec ses bancs de poissons géants, les baleines au loin, les courses et même quelques nages parmi les dauphins… ou des requins inoffensifs.

Ils rirent de leurs frayeurs d’antan quand ils avaient appris à nager sur le tard, comme tous les Bas-Endraux. Puis les souvenirs que partageaient les enfants d’ici: les jeux dans l’oliveraie, au lac, sur les côteaux, dans le parc du château lorsque la vicomtesse l’autorisait. Ils évoquèrent d’autres scènes dans le théâtre de la ville, les concours d’huile d’olive. Ben sentit son coeur se pincer en songeant que, par sa faute, jamais plus son père n’en gagnerait.

Ils passèrent rapidement à un autre sujet: la vieille école qu’on avait refaite à neuf quelques années après leurs passages; le professeur d’art avec une manie de l’articulation qui les effrayait tous… Ben avoua qu’il en voulait toujours à son cousin d’avoir remporté la première place à l’épreuve de poésie même s’il ne l’avait jamais dit. Et puis il y avait eu cette fille dont il avait oublié le nom, deux ou trois classes plus jeune, qui ne manquait pas une occasion de faire des bêtises. Un jour, elle avait accroché la veste du directeur au drapeau emblématique de la ville durant l’absence d’un professeur; elle avait eut droit à une punition publique et une exclusion de plusieurs jours. Le fantôme partit de son rire silencieux qui creusait ses fossettes sous le masque de faune.



Chloé révéla ce qu’elle n’avait jamais dit, même à sa tante: c’était Jacques le coupable, mais l’idée était d’elle, c’était pourquoi elle s’était désignée pour la punition. Nanie n’aurait pas supporté que son bonhomme se fasse humilier publiquement pour quelque chose de si bête… elle n’était déjà plus à cela près. Ce Jacques aurait pu être lui, remarqua-t-il, s’ils avaient étés dans la même classe. Ses parents ne s’en seraient jamais remis.

Alors il parla d’une autre femme, dont il se souvenait très bien cette fois, qui avait eu un peu la même influence sur lui dans son adolescence. Celle avec qui il pensait vivre le restant de ses jours, à qui il avait offert toutes les niaiseries des premières amoures… Une femme que sa famille avait détestée très vite, si bien qu’il s’était senti obligé de la quitter à plusieurs reprises, jusqu’au jour où il avait compris que ce serait leur dernière rupture. Elle voulait des choses qu’il n’était pas en mesure de lui offrir; une vie qu’il ne pouvait pas se permettre. Elle revenait à la charge, parfois, n’ayant pas tout à fait abandonné l’idée qu’ils finiraient ensemble; il avait souvent craint de céder, incapable d’oublier qu’elle était la seule avec qui il avait tant partagé jusqu’à… puis il se tut.

«- Jusqu’à ce soir», compléta-t-elle.

«- Non; jusqu’à ce jour où tu es apparue pour la première fois.»



Ce soir-là, quand il avait rencontré le fantôme, il s’était sentit revivre. Ce qu’il avait éprouvé durant leurs danses, leurs défis, leurs murmures précipités en parcourant les couloirs et les cents pièces du château, il ne l’aurait vécu avec personne d’autre. Ni auparavant, et certainement jamais à l’avenir. Mais le lendemain, quelqu’un d’autre était entré dans sa vie; il s’étonna de la considérer déjà comme une amie. Avec Chloé, il avait partagé plus qu’avec toutes les autres… excepté son fantôme, sans doute.

Le faune parlait à son tour de ses propres amoures avortées, multiples, aux facettes toutes différentes mais aux échecs identiques; elle donnait trop, toujours. Au point de terrifier ceux ou celles qui croyaient devoir offrir autant. Puis il y avait eu… ce fut son tour de perdre les mots. Alors elle avait décidé de ne plus aimer. Ben entortilla une boucle autour de son doigt.

«- On ne choisit pas ces choses-là…

- Si je sais pourquoi je hais, je veux savoir pourquoi j’aime. Je refuse d’aimer sans une bonne raison.»

Ben rit doucement… La vie serait bien triste si on devait toujours comprendre le pourquoi ou sélectionner nos sentiments. Ce fut au faune de rire -un rire creux qui ne lui ressemblait pas-:

«- La vie serait bien moins douloureuse surtout.»

Ils s’abîmèrent dans un débat où chaque argument pesait en faveur des deux parties, incapables de trancher lequel d’eux avait tort mais ne pouvant se résoudre à donner raison à l’une ou l’autre. Doucement, la pénombre se fit moins dense, remplacée par le début d’une journée qui promettait d’être longue.

Jo paraîtrait bientôt pour rentrer, il ne verrait pas d’un bon oeil que Ben ait revu son fantôme même si leur nuit s’était montrée exempte de tout risque d’attentat cette fois-ci. Ils observèrent le jour s’éclairer en silence. Enfin, elle se leva.

«- Dois-je disparaître?»

Ben mit un long moment à comprendre à quoi elle faisait allusion. Il la prit doucement dans ses bras, plongea le visage dans ses cheveux salins qui l’entraînèrent sur ces eaux qu’elle lui avait si bien contées… Puis il chercha ses yeux dont on commençait à deviner les couleurs dans le jour naissant.

«- Non. Je te chercherai au prochain bal.»

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour poser les lèvres sur sa joue -celle que le masque ne recouvrait pas- puis s’en alla sans se retourner. Sa flûte de pan était restée sur le lit.

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