3-Chapitre 3 (2/4)

4 minutes de lecture

«- Tu es gaucher maintenant?»

La voix eraillée de Sam le sortit de sa concentration. Il ne fallait pourtant pas être médecin pour voir qu’il avait la main droite complètement hors d’état.

Ben soupira un peu trop fort à l’encontre de Sam et de son sens de l’observation mal venu, préférant taire les circonstances de l’incident. Il ne pouvait pas se permettre de rester chez lui à attendre que sa main veuille bien guérir: la réfaction du secrétaire à tiroirs sur lequel son très cher employeur venait de le positionner ne pouvait tolérer un retard de livraison. Un nouveau retard, s’entendait.

Le vicomte avait été plus que clair sur ce point: ils ne pouvaient pas se permettre de perdre un second client. La moindre insatisfaction ferait tomber des têtes, et pas forcément les moins remplies. Tournure plus qu’étrange que Ben avait reformulé en expliquant cela à l’équipe: le vicomte considèrerait toutes les options avant de se séparer de quelqu’un. Ben savait pertinemment qu’il était en tête de liste pour vider les lieux après le désastreux bilan précédent.

C’était la raison pour laquelle il se trouvait penché sur son établi malgré sa main qui continuait de l’élancer au point qu’il n’avait pas fermé l’oeil de la nuit.

La restauration était toujours un travail délicat: il fallait trouver l’équilibre entre la simple remise en état et l’amélioration pour augmenter la durabilité… ou tout simplement parce que les matériaux n’étaient plus disponibles sur le marché. Son meuble rentrait dans cette dernière catégorie. La pénurie d’ébène blanc avait fait flamber les prix depuis le début de l’année, rendant le matériau inaccessible au vu des finances de l’entreprise, forçant Ben à chercher des alternatives plus abordables qui s’accorderaient parfaitement avec les motifs qu’il conserverait sur le meuble. Outre la complexité à se procurer la matière première, la technique risquait de lui faire défaut avec une main qui possédait actuellement la précision d’un marteau-piqueur. Il comparait donc les plaques de bois blanc qu’ils avaient en stock avec le meuble lui-même, incapable de prendre la moindre décision. Il faudrait acheter, ou tout refaire de zéro; deux solutions qui l’épouvantaient autant l’une que l’autre.

Deux solutions dont son esprit ne se préoccupait que très moyennement cependant, car son regard dérivait toujours vers le dos raide de l’artiste, de l’autre côté de la vitre, qui lui signifiait qu’aucune conversation ne serait possible entre eux. Quand Chloé était arrivée en début de matinée, son regard l’avait esquivé avec tant de soin qu’il aurait fallut être idiot pour ne pas comprendre le message. Si elle était arrivée en retard comme cela lui arrivait lorsque son moral commençait à frôler les pâquerettes, Ben aurait eu une excuse en or pour lui adresser la parole; ou plutôt des reproches, ce qui n’était pas non plus le moyen idéal de renouer. Mais Chloé en était consciente et c’était sans doute la raison pour laquelle elle mettait un point d’honneur à anticiper toutes les possibles demandes (ou reproches) qu’il aurait pu lui adresser dans le cadre strictement professionnel.

Pourtant, à un moment ou un autre, il lui faudrait un billot pour démarrer sa sculpture. Ben anticipait la requête, dressant mentalement la liste de toutes les essences à disposition dont les dimensions pourraient correspondre aux types d’oeuvres de Chloé: il l’avait écoutée lorsqu’elle avait listé ses désidératas la première fois. Il pourrait l’emmener dans l’arrière-salle du hangar, là où étaient stockés ces matériaux -où ils pourraient discuter seul à seule- et parler bois. Essences.

Il lui demanderait laquelle elle préférait pour sculpter -l’olivier sans doute- alors qu’il penchait plutôt pour le noyer. Elle s’étonnerait d’une essence aussi rare dans la région, mais ô combien agréable à sculpter! Comment pouvait-il le savoir? Il était ébéniste, sculpter faisait partie de sa formation… il lui parlerait des masques: ceux qui auraient dû sauver une partie de l’oliveraie et l’autre, le premier. Elle voudrait les voir, découvrir à quoi il avait employé la plupart de ses nuits durant le dernier trimestre pour tenter de sauver ses terres. Elle voudrait savoir pourquoi le vicomte avait accepté de vendre ses masques alors qu’il n’avait pas présenté la sculpture magique qu’elle avait créée… et elle lui en voudrait sans doute encore plus d’avoir pu les envoyer aux enchères alors que, des deux, c’était elle l’artiste prodige! Mais les clichés qu’elle avait pris, les Chloé D., avaient fait tourner toutes les têtes. D’eux, c’était elle qui parsemait de magie tout ce qu’elle effleurait; c’étaient ses oeuvres qui mettaient le monde à ses pieds. D’autant qu’il n’était pas seul à avoir sculpté les masques: son oncle l’avait aidé. Alors qu’elle, seule, avait éclipsé toutes les autres oeuvres en quelques clichés déchirés d’une qualité discutable. Elle comprendrait… elle devrait comprendre! Ben pourrait enfin lui expliquer pourquoi le contrat avec madame Lelierre ne respectait pas les normes auxquelles elle était habituée, la confiance n’avait rien à voir là-dedans: il croyait que le vicomte accepterait la sculpture même inachevée.

Le dos résolument tourné sembla prendre une décision car les épaules se redressèrent insensiblement. Chloé passa une main sur son cou, soulevant très légèrement le bonnet qui ne la quittait jamais au travail, puis se dirigea vers la porte. On y était. Dans quelques secondes, elle serait devant lui, froide comme une lame de cutter, listant ses désidératas sans tenir compte de leur infaisabilité.

Mais elle se dirigea vers Jo. C’était une manière très claire de signifier qu’elle ne voulait aucun commerce avec Ben. Loyal -ou flemmard-, son cousin la renvoya vers lui. C’était toujours lui qu’on pointait du doigt dès qu’il fallait gérer quelque chose, elle le savait pertinemment. Pourtant, elle avait tenté d’esquiver cet échange malgré tout. La conversation serait houleuse. Enfin, Chloé se résigna à lui adresser la parole, le regard fondu d’une telle colère qu’un camion s’y serait embourbé.

«- J’ai besoin de bois.»

Ben acquiesça, reposant lentement ses plaques supposées remplacer l’érable blanc de sa main valide. Il faudrait qu’il songe à prendre une décision à ce sujet une fois cette dispute réglée.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0