3-Chapitre 4 (2/4)

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TW: violence psychologique

Son syrinx[Nom réel de la flûte de pan.] lui manquait cruellement. C’était pourtant la soirée idéale pour faire pépier les oiseaux invisible et verser les larmes du vent, mais il avait fallut qu’elle l’oublie lors du dernier bal. Chloé espérait que le masque-nuit l’avait récupéré et penserait à le lui rendre lors de leur prochaine rencontre. En attendant, elle ne disposait que de sa mémoire pour trouver les musiques qui peuplent la solitude. Parce qu’elle était seule, ici. Adelphe avait beau tout faire pour tenter de l’aider à supporter la vie des Bas-Endraux, il y avait certaines choses qu’elle ne pourrait jamais lui confier… comme les circonstances qui l’avaient poussées à lui voler son collier, par exemple. Ou le montant de ses dettes.

Elle n’avait eu qu’un seul ami dans cette ville et il avait eu le mauvais goût de décéder. À présent, les seules personnes dont elle pouvait vaguement dire qu’ils se connaissaient étaient le masque-univers et Benoît. L’un n’apparaissait qu’une fois par trimestre à l’occasion des bals de la vicomtesse et elle ignorait tout de lui, jusqu’à la simple possibilité de le retrouver à la prochaine fête; l’autre lui en voulait, à raison, d’avoir ruiné sa carrière en lui détruisant la main, et probablement le reste de sa vie en échouant à sauver son oliveraie. Elle était donc seule. Comme toujours, après tout.

Chloé baissa les yeux sur la piscine vide si loin en dessous du plongeoir. Elle baissa les bras pour poser les mains sur ses genoux et se pencher un peu plus en avant. Dix-huit mètres? Vingt mètres? Difficile d’évaluer la distance dans le noir. Assez pour briser un crâne en deux, c’était certain. Elle s’imagina la chute, la sensation du vent fouettant son visage, la terreur qui lui comprimerait les entrailles, le choc. Le vide. Le crâne éclaté qui teinterait la faïence; peut-être même le bassin se fendrait-il sous l’impact. Cela arrivait quand la hauteur était suffisante; c’était solide, un crâne. Pas autant qu’un désespoir.

Mais Chloé n’était pas suicidaire, juste macabrement curieuse. Elle ne pouvait pas faire ça à Adelphe; pas après tout ce que sa tante faisait depuis des années afin de l’aider à sortir la tête de l’eau. Quoique Chloé n’avait pas franchement envie de sortir de l’eau: elle avait toujours aimé ça, l’apnée. Mais les eaux dans lesquelles elle s’enfonçait depuis quelques années devenaient de plus en plus troubles -vaseuses, même- et il était sans doute temps d’en changer. D’autant qu’elle ne pouvait pas infliger une telle souffrance à Adelphe, même si ce devait être la dernière.

L’artiste se laissa aller en arrière pour s’allonger sur le plongeoir. La Lune brillait d’un éclat particulier, ce soir, qui rendait le ciel presque noir. Était-elle mélancolique? Elle aurait bien raison, au vu de tout ce qui se tramait sur leur petite planète. On se mentait et se blessait à tours de bras, englués dans une spirale vicieusement descendante qui refusait un point final.

Sa tante lui dirait sûrement: «c’est pas avec le nez en l’air que tu vas trouver ton chemin», et elle aurait bien raison, comme toujours. Mais Chloé, voulait-elle vraiment poursuivre sa route? Avancer? Quelle destination visait-elle au juste? La réponse évidente la frappa: l’art. Ou l’océan. Elle avait sû concilier les deux, une fois: sa plus belle réussite. La seule. Peut-être était-ce la route qu’elle devait emprunter? Adelphe avait raison, ce n’était pas dans les étoiles que se trouvait sa voie. Elle soupira. Même absente, sa tante savait toujours l’aider. Si seulement elle pouvait se faire pardonner toutes les souffrance qu’elle lui infligeait…

Quand Chloé descendit du plongeoir, un air de guitare l’attira. Là-haut, sur le toit de l’ancienne piscine, un groupe de jeune éveillait la nuit. L’envie la démangea de courir les rejoindre pour chanter avec eux et danser autour de leurs lampes torches… Elle sourit en songeant aux soirées d’avant -celles du nord- où elle s’enfuyait avec quelques amis et un baluchon allumer un feu dans les parcs désertés.

Des musiques similaires à celles qui s’envolaient ce soir, mais avec des voix familières et la chaleur de quelques flammes. Des histoires à n’en plus finir, superficielles pour certaines (la plupart tournaient autour de coeurs meurtris ou tressaillants de désir à l’idée de certaines conclusions pas si improbables, tout bien réfléchi). Des aveux parfois douloureux entre deux gorgées d’alcool, entre deux airs de guitare, deux refrains repris en coeur par des chanteurs pas très talentueux. Les rires de ces nuits-là… Chloé secoua vivement la tête. C’était fini, tout ça. Du passé. Se lamenter dessus ne l’aiderait pas à régler ses problèmes. Elle s’était jurée de ne jamais regretter, de ne jamais faire machine arrière: il était temps de tenir sa parole. Elle n’avait pas fait flambé la moitié de sa vie pour revenir sur ses pas maintenant.

Ironique vu qu’elle était coincée aux Bas-Endraux. Retour à la case départ. Nouveau départ?

Non. Chloé ne croyait pas à ces choses-là: le destin, l’accomplissement, les nouvelles chances. Elle ne croyait qu’à une chose: l’art. L’océan. La liberté. Elle règlerait ses dettes, elle s’achèterait un voilier et voguerait pour toujours vers l’horizon. Là où le ciel crée ce que la main humaine ne saura jamais qu’imiter. Mais avant, elle avait du pain sur la planche. Il lui fallait forger les clés pour s’évader de cette prison, et pour cela, un seul moyen, toujours le même. Sculpter. Sculpter à s’en briser les mains, s’il le fallait… elle songea brutalement à Benoît -non, elle ne voulait pas sentir la culpabilité la ronger-. Et en même temps… Adelphe ne le lui pardonnerait jamais. Elle avait été très claire: Chloé ne devait pas ruiner la carrière du «bon garçon» sous peine de voir ses parents débarquer. Combien de temps faudrait-il à Adelphe pour apprendre ce qu’elle avait fait? Les nouvelles circulaient vite aux Bas-Endraux, et vingt-quatre heures s’étaient déjà écoulées. Peut-être Adelphe l’attendait-elle déjà avec la nouvelle fatidique: «tes parents arrivent».

Chloé frissona. L’idée de s’enfuir s’imposa à son esprit. C’était la solution la plus simple. Prendre ses affaires et disparaître. Mais où aller? Cette ville était son dernier refuge. À moins de se perdre dans le fin fond d’une campagne encore plus difficile à trouver que les Bas-Endraux, il était impossible de disparaître.

Et puis, ce ne serait pas très adulte. L’artiste soupira. Elle songea au taureau et à ses foutues cornes qu’il faudrait bien saisir un jour ou l’autre, et réalisa que ce soir était peut-être sa dernière chance si elle ne voulait pas se faire empaler. Rentrer. Affronter Adelphe. Ne pas chercher à s’expliquer: elle avait détruit une main de l’ébéniste, c’était impardonnable, point. Et prier pour qu’Adelphe ait le coeur plus miséricordieux encore qu’elle osait l’espérer.

Quand Chloé arriva à la maison, un silence habituel pesait sur toutes les pièces. Sa tante dormait. La réveiller à minuit passé ne semblait pas une très bonne idée. La jeune femme ressenti un mélange de frustration et de soulagement retourner son estomac tandis qu’elle s’enfermait dans la chambre d’ami. Elle lui parlerait demain, au petit-déjeuner. Prendre des forces avant cette épreuve n’était pas forcément une mauvaise idée. Chloé s’allongea sur le lit et s’endormit en songeant aux soirées dans le nord.

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