3-Chapitre 5 (1/4)

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TW: violence psychologique

Le timbre de la sonnette tira Chloé de sa léthargie. Après l’annonce de sa tante, elle avait sérieusement songé à sauter sur son vélo et disparaître pour toujours. Pouvait-elle affronter le regard de Benoît à présent qu’elle acceptait qu’un autre porte la culpabilité à sa place? Mais c’était sa dernière chance de le dire à Adelphe. Si elle ne le faisait pas ce midi, devant le principal concerné (devait-elle dire la victime? Elle ne savait plus où commençait la distinction), sa tante ne lui ferait plus jamais confiance. Plus jamais. Et elle serait seule au monde, pour de bon cette fois.

Chloé ferma les yeux en entendant la porte s’ouvrir et les voix de ses collègues dans l’entrée. Joyeux. Presque. Mais ni Benoît ni Joël n’étaient réputés pour se laisser aller à la tristesse ou au désespoir; elle l’avait vécu de première main quelques semaines auparavant. Un temps qui semblait à des années-lumières désormais, dissipé par sa colère dévastatrice.

Des pas dans l’escalier. Non. Si, Adelphe montait sans doute la chercher. Elle essuya en catastrophe ses larmes qui n’avaient cessé de couler depuis qu’elle s’était tapie derrière le lit, priant pour que ses yeux ne soient pas trop rougis -espoir vain, sa peau diaphane prenait un malin plaisir à trahir la moindre de ses émotions-. Les deux femmes se rencontrèrent sur le pallier; le rire de Jo rayonnait dans la salle à manger. Adelphe lui serra l’épaule en voyant son visage.

«- Ca va aller Chloé, tu n’y es pour rien.

- Si.»

Mais la voix de Joël résonna et Adelphe se retourna pour répondre à sa question. Elle redescendait déjà pour l’aider à trouver un vase. Chloé serra les dents. Ses dernières forces s’étaient vidées sur ce simple mot. En vain. Des larmes menacèrent de déborder de nouveau par-dessus la fine frontière de ses paupières, essuyées rageusement par des doigts agités de spasmes. Les marches tremblotaient sous son regard, la forçant à fixer la pointe de ses orteils avec intensité.

Comme au levé, elle dû s’arrêter pour reprendre sa respiration. Des chaussons faisaient face à ses chaussettes. Trop grands pour sa tante. Sa respiration refusa de reprendre son cours normal, comprenant sans doute avant son cerveau qui était le propriétaire de cette paire de pieds. L’odeur. Sciure, olive, herbe séchée. Terre fraîchement retournée. Benoît. Expression neutre. Visage indéchiffrable, comme souvent. Leurs regards se croisèrent. Ou plutôt, il la toisa tandis que ses iris le suppliaient de lui pardonner sa lâcheté, son impuissance à lutter contre la terreur qui lui nouait les cordes vocales.

Ses yeux étaient plus verts que bleus, ce matin. Verts comme la mousse spongieuse qui recouvrait la pourriture. Elle ouvrit la bouche pour ce mot, ce minuscule mot qu’elle aurait dû lui dire des heures plus tôt et qu’il lui avait donné une chance… deux chances de prononcer. Ce tout petit mot qui ne changerait plus rien parce qu’elle avait déjà tout détruit.

«Par…

- Ben, tu viens choisir ta boisson?»

- J’arrive», sans la quitter des yeux, d’un ton d’une neutralité à hérisser un crâne chauve. Puis dans un murmure d’un calme impossible: «va chercher les couverts.»

Doucement, avec une lenteur qui défiait les lois du temps, Benoît se détourna pour rejoindre la salle à manger.

Les larmes rompirent la frêle digue qui les contenaient. Il était trop tard. Encore une fois. Trop tard. Non, c’était bien pire que cela: des trop tard d’après coup, elle en avait déjà vécu, plus d’une fois, plus de dix, peut-être même cent. Mais cet aveux perdu, ce pardon coupé, ce regard atone, ces quatre mots… Cet instant précis où il avait détourné les yeux, le visage, tout son être sans un tressaillement, c’était celui qu’elle craignait entre tous. Le point de non-retour. Elle pourrait tout tenter désormais, il serait toujours, irrémédiablement, trop tard d’avance. Les larmes cessèrent de couler d’elles-mêmes, ruisselant par trombes entières dès leur source, chutant dans des abysses vertigineuses avant de pouvoir entamer le long chemin qui les conduisait d’habitude aux bords de ses yeux.

Etrangement vide, Chloé disposa les couverts et prit place aux côtés de sa tante. Elle vit sans le sentir le regard de Joël dont tout sourire avait disparut en l’appercevant; entendit sans les comprendre les paroles d’Adelphe qui lui répondait. Parfois, le regard de Benoît qui s’égarait sur elle, dépossédé de toute émotion. Un silence intérieur tuait les bruits, le goût des plats, jusqu’aux couleurs du soleil qui se paraient d’habitude de l’éclat des rideaux avant de s’égayer sur la nappe. L’eau vascilla lorsqu’on reposa la caraffe sur la table. Chloé s’accrocha à son reflet transparent sur le verre de l’aiguière. L’eau. L’océan. C’était tout ce qu’il lui restait désormais: l’art. Peut-être aurait-elle dû sauter du plongeoir, après tout.

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