3-Chapitre 5 (2/4)

4 minutes de lecture

TW: évocation d'accidents

La conversation peinait à se maintenir; Adelphe ne pouvait pas leur en vouloir. Joël avait fait de gros efforts pour paraître joyeux en arrivant, mais sa gaieté s’était évanouie au début du repas, trop fragile sans doute, même pour lui. Chloé, noyée dans les océans de pleurs qu’elle avait versés durant la matinée, semblait plus transparente que le pichet d’eau qui la fascinait. Adelphe avait beau tenter de lui faire prendre part à la conversation, il fallait croire que pleurer rendait sourd. Contrairement à ses attentes, c’était Benoît qui alimentait leur maigre échange en soutenant les sujets à bouts de bras avec une énergie dont elle l’aurait pensé dépourvu durant quelques jours. Puis elle se souvint qu’il avait passé une partie de la soirée au bar de Nanie: l’alcool le rendait peut-être locace. Comment savoir avec lui qui ne buvait jamais?

Quand elle s’absenta pour aller chercher le plat de résistance, la conversation s’interrompit abruptement. Un silence pesant se répandit dans son dos, lui faisant presque regretter d’avoir invité les garçons. Peut-être auraient-ils préféré déjeuner chez leurs parents? Elle les connaissait assez pour savoir qu’ils auraient décliné l’invitation dans ce cas, peut-être étaient-ils trop heureux, au contraire, d’avoir une excuse pour ne pas s’y rendre. Avec ce scandale…

De la cuisine, la vue sur la table à manger était imprenable. Toute trace de gaieté avait disparue, ils ne faisaient même plus semblant. Mais avec Chloé qui ne détachait pas les yeux du broc d’eau, quel besoin auraient-ils de prétendre que tout allait bien? Reprenant ses maniques, Adelphe s’affaira à sortir le plat à gratin du four avant de faire demi-tour pour le poser sur la table, le court trajet lui suffit pour décider qu’il était sans doute temps de mettre un pied dans le plat métaphorique. Et puis même les deux, se dit-elle en s’asseyant face au sourire très léger que Benoît affichait de nouveau.

«- Il paraît que Bénédicte est en ville.»

L’expression de l’ébéniste se figea; son cousin releva brusquement la tête. Même Chloé sembla réagir.

«- Il n’est pas en ville», finit par déclarer Benoît d’une voix tendue.

«- Tant mieux, après ce qu’il t’a fait…

- Il ne m’a rien fait.»

Il a réagit exactement de la même manière il y a dix ans. Le même regard dur, la même voix atone, la même tension.

«- Il ne m’a jamais rien fait.»

À d’autres! Elle n’oublierait jamais dans quel état elle l’avait trouvé ce soir-là.

Trois heures du matin, légère bruine, feux de brouillards pour percer la grisaille, mobylette un peu molle sur l’accélération. Un autre engin qui pétarade dans le lointain, bien plus loin sur la colline. Début des lacets, premier virage à gauche, pente légèrement montante, il fallait pousser, pas trop à cause de la route glissante. Deuxième virage vers la droite, presque en épingle à cheveux, pleins phares dans les yeux, freinage contrôlé, crissement. Là, sur le bas-côté. Une motocyclette renversée. Coupure du moteur, pied à terre. Deux mètres plus loin, le corps.

Un gamin à l’époque, il avait quoi? Seize, dix-sept ans?

Le médecin qui ne répondait pas, l’attente sous la pluie. Deux heures. L’ambulance, enfin! L’urgentiste qui prenait le pouls, qui vérifiait longuement la blessure à la tête -«le casque l’a sauvé»-, des papiers à remplir, interminables, tandis qu’on hissait le brancard dans le véhicule. Dérangé par le mouvement, Benoît avait enfin ouvert les yeux: «Bénédicte? Comment va Bénédicte?». Deux semaines d’hospitalisation, un an de rééducation.

Et Bénédicte qui s’était pointé la bouche en coeur le lendemain de l’accident. Ses premiers mots au gamin au fond de son lit d’hôpital: «T’en as mis du temps à rentrer, luciole, j’ai failli t’attendre!»

«- Il ne m’a jamais rien fait», assena Benoît, sentant bien qu’elle ne le croyait pas.

Adelphe secoua la tête. Elle lui aurait bien dit ce qu’elle pensait de son frère -ce que tout le monde en pensait- mais il n’était pas sans l’ignorer et elle n’aimait pas rappeler les évidences douloureuses. Ce fut ce moment que Chloé choisit pour détacher son attention de l’eau:

«- S’il dit que ce n’est pas Bénédicte qui lui a fait ça, c’est que ce n’est pas lui.

- C’est ça, c’était un accident, mais nous savons tous que ce genre d’accident n’arrive pas tout seul. Qu’est-ce qu’il passé cette fois?»

Benoît les contempla l’une puis l’autre en alternance, de nouveau calme.

«- Je n’ai pas envie d’en parler.»

Joël ouvrit la bouche, la referma, fixa Chloé comme si elle pouvait reprendre le flambeau, mais elle plongea le nez dans sa contemplation aqueuse. Silence.

Puis Benoît, très calme toujours, trop calme comme chaque fois qu’on abordait ses accidents, de la féliciter sur la réussite de son gratin. Fondant à l’intérieur, croustillant à souhait sur le dessus, pas trop gras. Du beau travail. Bon, surtout. Adelphe soupira avant d’accepter le compliment avec grâce, puis la conversation dévia sur la rénovation de la vieille mairie. Joël retrouva un peu de couleurs, fit quelques plaisanteries auxquelles Benoît rit doucement. Un grognement plus qu’un rire, à vrai dire, comme si son rire s’était coincé dans ses côtes quand on l’avait plâtré et n’avait jamais trouvé le moyen de s’en extirper depuis.

Adelphe se demanda comment un garçon si calme, si réfléchi, si prudent, pouvait avoir eu autant d’os brisés alors que son intenable nièce qui ne réfléchissait jamais avant de se lancer dans des folies s’en sortait avec à peine quelques égratignures.

La réponse couvait dans un coin de son esprit, qu’elle s’efforçait d’ignorer pour faire plaisir aux garçons. Parce que ce n’étaient pas des accidents.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0