3-Chapitre 5 (4/4)

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Pop!

L’alerte s’afficha sur le bureau de l’ordinateur, réclamant de l’attention de toute ses couleurs criardes. Ruby y glissa un oeil agacé avant de retourner à son texte. Inintéressant. Elle recevait vingt notifications par secondes qui la déconcentraient systématiquement, mais elle avait trop peur de rater une information importante pour les désactiver.

Retrouvant sa ligne, elle pianota sur la surface lisse de son bureau en cherchant ses mots. La formulation parfaite lui échappait alors qu’elle la tenait moins de deux secondes auparavant! Agacée, l’agente fit un signe à son assitant de lui apporter une tasse de breuvage énergétique non caféïné (c’était mauvais pour son coeur depuis deux jours, première nouvelle!). Sa dernière phrase louait la révolte insubmersible de l’artiste dont elle tentait de défendre le contrat… L’expression était galvaudée depuis que leur concurrent principal l’avait reprise au cours du vernissage d’un marquis: tout le monde l’utilisait à tort et à travers, cela ne valait plus rien à présent.

Pop!

Une nouvelle notification surgit sur le bureau virtuel de l’écran, toute joyeuse avec sa photographie tronquée de la Présidente. Ruby détourna les yeux pour dévisager son assistant; il avait du mal à ouvrir les sachets de sucre, ses mains tremblant plus que de raison. Avait-il aussi trop abusé de la caféïne? Elle devrait lui donner l’adresse de son médecin pour qu’il fasse vérifier sa santé cardiaque. Ray posa enfin la tasse fumante devant elle avec une courbette: ce garçon la considérait comme une impératrice dans le métier depuis qu’elle avait vendu les photographies de Chloé D. aux enchères. Il n’était pas le seul. Cependant, le miracle ne risquait pas de se reproduire si elle ne terminait pas son communiqué de presse.

«- Vous avez entendu? L’agence Duroc remonte au classement depuis deux semaines, personne ne comprend comment ils ont fait.»

Ray avait une voix nasillarde qui aurait bien gagné à rester coincée dans sa gorge, mais il travaillait diligemment (sauf pour ouvrir les sucrettes) et connaissait tous les potins avant tout le monde, ce qui était très précieux dans le milieu. Ruby se morigéna encore contre ses à-prioris qui avaient faillit la faire passer à côté d’un assistant aussi compétent, et tendit l’oreille pour l’écouter détailler comment leur agence perdait doucement du terrain face à la concurrence. À peine un mois depuis leur coup d’éclat, et le château de sable semblait déjà s’écouler sur les plages où elle avait fêté sa victoire.

Pop!

Ruby fusilla distraitement son écran du regard, puis saisit le bras de Ray; montra l’encart d’un doigt tremblant. Son coeur rata un battement -le café n’y était pour rien cette fois- et ils se jettèrent sur la souris pour cliquer sur le rectangle.

L’article s’ouvrit dans une petite fenêtre, nouveau clic, grand écran. La photographie.

«- C’est elle, c’est elle!», tépigna Ray en s’accrochant à son bras, dévorant le texte des yeux.

Une nouvelle sculpture dite de Chloé D. venait de faire son apparition sur le marché. La sculptrice avait disparu plusieurs mois, mais pas assez longtemps pour sortir un si bon résultat: d’habitude, il lui fallait un an pour créer une telle sculpture. Ruby plongea la main dans le tiroir de son bureau pour extirper sa loupe grossissante, se penchant aussitôt sur l’illustration numérique. Elle connaissait l’artiste par coeur -son artiste- et aurait pu distinguer sa patte caractéristiques entre cents oeuvres différentes. Son oeil surentraîné inspectait chaque centimètre carré de la photographie tandis que Ray luttait pour respirer. Les bruits de l’agence changèrent imperceptiblement. Tout le monde avait reçu la même notification. On inspectait comme elle les images, cherchant la preuve qu’il ne pouvait s’agir d’un vrai. Mais Ruby avait beau sonder, aucune erreur ne venait trahir la main du faussaire… au contraire, les détails étaient caractéristiques. Si parfaits… et la dentelle! Ruby retint sa respiration en admirant les liserés de la robe. Chloé D., l’artiste qui pouvait transformer le plus abrupt des troncs en un voile d’une fluidité telle que le vent aurait pu le soulever.

Ses collègues de l’agence se massèrent progressivement à la porte du bureau, attendant son verdict. Ruby posa la loupe, refusant de croire ce que ses yeux lui disaient. La photographie n’était pas assez bonne, on avait forcément choisit un angle de vue qui masquerait les erreurs. Mais Ruby connaissait les projets de l’artiste, elle avait passé en revue ses esquisses un nombre incalculable de fois du temps où Chloé travaillaient avec elle. Le Flamenco en était. Exactement identique à cette image monochrome, au frémissement des muscles près.

«- Il faut que je vois cette sculpture de mes propres yeux. Ray, obtiens-moi un rendez-vous avec la galerie, le collectionneur, qui que soit la personne la possédant. C’est ta priorité absolue. Maintenant!»

Ray fila à toute allure pour obéir. Il trouverait le moyen, il était débrouillard. L’agente se laissa aller contre le dossier de son fauteuil sans détacher les yeux de la danseuse, son esprit tournant à plein régime. Ruby avait été la première à s’émousser la santé sur la volonté volatile de Chloé pour tenter d’obtenir des oeuvres vendables dans des délais acceptables. Elle soupçonnait cette période de sa vie d’avoir joué un grand rôle dans son insuffisance cardiaque toute récente…

La première agente, oui, mais pas la seule. Après elle, tous les agents du pays s’étaient cassé les dents sur l’inconstance de Chloé avec aussi peu voire moins de succès encore. À chaque remontrance, l’artiste haussait les épaules et continuait d’agir selon son envie du moment sans se soucier des conséquences, abandonnant sculpture après sculpture, traînant à chaque rendu, oubliant même parfois de commencer. Combien de fois Ruby avait-elle dû courir chez l’artiste pour la tirer du lit et la forcer à prendre ses outils afin de terminer (ou plutôt avancer tant bien que mal) ce sur quoi elle s’était engagée?

Si Chloé sculptait aussi vite et aussi bien, c’était que l’épée de Damoclès qui pesait sur elle ne lui en laissait pas le choix. Ce qui signifiait que le monstre qui séquestrait l’artiste avait de très bons arguments pour la forcer à une production assidue -meilleurs que toutes les agences auprès desquelles elle avait papillonné au cours des dernières années-. L’argent n’avait jamais été un argument valide. La renommée non plus. La passion, la loyauté, la difficulté technique, le plaisir de sculpter, les menaces, la honte, l’humiliation infligée par certains des autres agents, non, rien de tout cela n’avait jamais touché les cordes du coeur de Chloé. Alors quoi?

Ruby soupira, s’accrochant à cet espoir incertain: Chloé était toujours vivante. L’homme qui lui avait vendu les photographies n’avait aucun intérêt à l’abattre, surtout si elle sculptait vraiment.

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