3-Chapitre 7 (1/2)

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Ray descendait la rue à grandes enjambées, se faufilant entre les passants avec l’agilité d’un furet mouillé. L’averse avait plaqué ses cheveux multicolores sur son front, réduisant sa coiffure hype à néant. Il passa la main sur ses yeux pour enlever l’eau qui gouttait de ses cils, puis esquiva une femme en imperméable, se faxant entre elle et deux messieurs qui promenaient leurs poussettes. Ray jeta un regard à l’intérieur d’un des landeaux protégés par le voile en plastique et grimaça à l’adresse du bébé sans ralentir son allure.

Cet homme était son dernier espoir pour obtenir des places au vernissage, il avait intérêt à le trouver avant que les billets soient écoulés! Ruby ne lui pardonnerait pas d’échouer. Ray crevait également d’envie de rencontrer Chloé D.; elle avait beau avoir travaillé à plusieurs reprises pour l’agence Dellepierre, il ne l’avait jamais croisée.

On racontait tellement de choses sur elle qu’il ne parvenait pas à démêler le faux du vrai, ayant l’embarras du choix entre les descriptions. A en croire les rumeurs, c’était une femme (ou un homme effemminé) dans la vingtaine (ou la quarantaine) qui portait toujours des vêtements de luxe (ou des haillons dont un clochard n’aurait pas voulu) et couverte de bijoux d’une grande finesse (ou en toc très bas de gamme) avec le rire facile (ou méprisante). Le seul point sur lequel tout le monde était d’accord était son incapacité à honorer ses contrats. Une légende urbaine qu’il lui tardait de découvrir.

Mais pour ça, il lui fallait obtenir ces foutus billets pour le vernissage!

Le jeune homme leva les yeux vers le nom de la rue, illisible à cette distance. Il sortit ses lunettes de leur étui pour les caler sur l’arête de son nez, tentant de les protéger de la pluie battante d’une main blanchie par le froid. Cochonnerie de saison! C’était là, il n’y avait plus qu’à trouver le bon numéro. Ralentissant son allure, Ray passa d’une porte cochère à l’autre. Numéro onze, parfait. C’était un de ces bâtiments avec une caméra au-dessus du digicode pour vérifier la tête des solliciteurs et éviter de laisser entrer n’importe qui. Vu le quartier, Ray avait plutôt intérêt à ne pas se tromper de nom s’il ne voulait pas qu’on appelle la police. Il se plaqua contre les battants en bois gonflé pour se protéger de la flotte tandis qu’il cherchait le mémo dans son smartphone. Voilà, Phytammos. Après quelques secondes à parcourir les étiquettes, il finit par trouver la sonnette. Silence. Ray attendit quelques minutes puis rappuya. Nouveau silence.

Il allait finir par attraper la crève s’il restait dans le froid trop longtemps. Il fallait trouver un moyen d’entrer; il préférait attendre Phytammos à l’abri. Évidemment, personne ne rentrait chez soi à cette heure-ci pour lui permettre de se faufiler discrètement dans le hall, c’était le genre de choses qui n’arrivaient que dans les films (même si Ray avait souvent l’impression de vivre dans un film avec son métier). La femme qui lui avait donné l’adresse lui avait bien dit d’être patient: monsieur Phytammos était connu pour être fantasque. Sans doute pas autant que nos artistes, songea Ray. Il remit de l’ordre dans sa coiffure, puis sonna de nouveau. Longuement. Il imagina le timbre agaçant de la sonnette emplir tout l’appartement. Une impression idiote lui disait que plus il appuyait fort, plus le son l’était. Vu comme il enfonçait le bouton, les occupants devaient se boucher les oreilles!

D’un coup, la porte s’ouvrit. Ray tomba à la renverse, se remit sur ses pieds en catastrophe et regarda autour de lui. Personne. C’était sans doute Phytammos qui n’avait même pas pris la peine de vérifier son nom. Sans se poser plus de questions, Ray se jeta dans les escaliers en ôtant son imperméable détrempé. Il s’essuya le visage sur les manches de sa chemise (pas très efficace vu le manque de propriétés absorbantes du satin) puis repéra l’entrée qui l’intéressait. C’était une porte blindée tout ce qu’il y a de plus banal, avec une petite sonnette proprette et un judas. Contrairement aux autres appartements, il n’y avait pas de caméras au-dessus de la porte pour remplacer cette technologie désuette. Ray s’apprêtait à sonner mais son geste fut devancé, la porte s’ouvrant d’elle-même sur un homme à l’air revêche. Décoiffé, mal rasé, la chemise froissée avec seulement trois boutons en face du bon trou, un jean sans ceinture… une seule chaussette, rouge, remarqua Ray en essayant de garder sa surprise pour lui.

«- Raymond, le chien damné de l’agence Dellepierre, c’est ça?», éructa l’homme.

«- Je préfère Ray, assistant de madame Lelierre en fait, mais…».

Ray s’interrompit. On savait qui il était, c’était l’essentiel. La femme qui lui avait donné les indications n’avait pas mentit: elle avait bien prévenu de sa visite. Phytammos toussa puis fit signe à Ray de le suivre au salon, il s’employa tant bien que mal à se refagotter. Ray faillit enchaîner sur les raisons de sa venue, mais la femme avait vraiment insisté sur la patience, il se rongea les ongles pour s’empêcher de parler.

«- Désolé du désordre, vous m’avez réveillé.»

À quinze heures trente? Ray garda cependant le silence, observant l’homme des cavernes reprendre peu à peu apparence humaine. Une fois sa tenue présentable, le bonhomme ressemblait à monsieur tout le monde, la trentaine avancé, avec la peau bien attaquée par le soleil ce qui signifiait qu’il n’était pas originaire du coin. Ray ne se serait jamais retourné sur lui dans la rue (au sens où il n’aurait jamais pensé que ce visage cerné pourrait représenter un quelconque intérêt lucratif ou informatif dans son milieu). Difficile d’imaginer que ce monsieur lambda pouvait détenir le dernier graal pour le vernissage.

«- Un thé?», demanda monsieur Phytammos d’une voix redevenue parfaitement normale.

Ray accepta puisque l’homme lui apportait déjà une tasse. Phytammos s’assit sur le canapé tendu de velours vert bouteille en face du sien, buvant à petites gorgées. Enfin, il posa la tasse et considéra Ray comme s’il prenait enfin conscience de sa présence; l’intelligence brillait dans ses yeux noirs.

«- Vous souhaitez donc une entrée pour le vernissage de ce week-end au Palais Printannier? C’est un peu tard pour chercher.

- Deux entrées. Nous étions supposés aller à l’exposition du Grand Mât, mais il y a une oeuvre que nous devons absolument voir au Palais.

- Qui est?

- Le Chloé D.»

Un rire naquit dans les yeux noirs de monsieur Phytammos, le rajeunissant de plusieurs années.

«- Ah, Chloé…

- Vous la connaissez?

- J’en ai entendu parler, comme tout le monde…»

Quelque chose dans son ton disait qu’il en savait plus que tout le monde, quand même. Ray se rongea l’ongle pour s’empêcher de poser toutes les questions trop directes qui lui valsaient dans la tête. Ce n’était pas le moment de se mettre le bonhomme à dos: ils n’avaient même pas commencé à parler du prix. Mais comme le silence se prolongeait, Ray le rompit:

«- Alors, vous les avez ces entrées?

- Pas exactement.

- Vous pouvez les obtenir?

- Pas tout à fait.»

Deux ans plus tôt, Ray se serait levé, enragé d’avoir perdu son temps. Mais il n’était plus novice dans le métier et savait à présent que ces demi-réponses cachaient des choses… pas toujours très licites.

«- Mais je peux vous faire participer au vernissage.»

Phytammos alluma tranquilement une pipe (Une pipe? Sérieusement? Il vivait à quelle époque?) puis regarda de nouveau Ray avec ses yeux pétillants de malice:

«- Evidemment, comme vous vous y prenez tard, ce sera plus compliqué de mettre les choses en place.

- Vous pouvez nous faire entrer au vernissage et voir le Chloé D.?

- Tout à fait.

- Combien?

- Oh, vous êtes direct, vous.»

Monsieur Phytammos tira encore une longue bouffée de sa pipe, puis la posa sur la table basse en bois avant de quitter la pièce. Ray l’entendit farfouiller dans des documents pendant ce qui sembla une éternité. Ne sachant comment s’occuper, il considéra le meuble sous ses yeux. Le plateau en verre protégeait un paysage avec des arbres à perte de vue. Pas vraiment au goût du jour, mais le style plaisait à certains. Ray se demanda à quel prix Ruby évaluerait la pièce.

Enfin, Phytammos revint avec une enveloppe.

«- Voyez-vous, personne n’ignore que l’agence Dellepierre a gagné une somme… substantielle… lors des enchères des Ulmes. En vendant des photographies de Chloé D., comme c’est amusant.»

Phytammos semblait réellement s’éclater. Ray rongea son ongle encore plus intensément: Ruby le tuerait s’il n’obtenait pas ces places, et elle ferait tout pareil s’il ruinait l’agence. Phytammos poursuivit:

«- Cette artiste semble vous fasciner, comme moi, mais pour des raisons toutes autres.

- Difficile d’imaginer qu’on puisse pas l’admirer, non?

- Pas tant que ça.»

L’enveloppe glissa sur la table jusqu’à son côté, masquant les cimes verdoyantes des arbres. Après une longue immobilité, l’homme l’encouragea à consulter son contenu d’un signe de tête. Aussitôt, les pires pensées traversèrent Ray: un contrat d’assassinat! On allait lui demander de rayer un individu gênant en échange des places. Elles ne pouvaient pas valoir ce prix, quand même? Tremblant, il extirpa la liasse de documents de l’enveloppe, observant les photographies sans oser comprendre. Des sculptures. Pas du tout dans la lignée de Chloé D.

«- L’agence Dellepierre va gentillement acheter cette série, au prix fort.

- Vous voulez qu’on achète ces photos? En échange de deux place pour le vernissage?

- Les masques. Ils étaient en vente aux enchères des Ulmes, vous ne devriez pas avoir de mal à les trouver. Vous pourrez les revendre après, je m’en moque. Tant que vous les achetez de manière parfaitement légale.

- Pourquoi?»

Phytammos haussa un sourcil derrière sa pipe.

«- Parce que c’est le prix que j’ai choisi. Il vous reste deux jours avant l’ouverture, vous avez plutôt intérêt à vous dépêcher.»

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