3-Chapitre 8 (1/3)

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MODIFIE LE 07/09/2022

Pas de réponse. Bénédicte avait très certainement reçu ses messages, mais il faisait le mort. Ben avait tenté de l’appeler, tombant inlassablement sur la boîte vocale qui répétait en boucle la même phrase sur ce ton un peu narquois qu’il détestait tant chez son frère. Essayant de faire abstraction, il se pencha de nouveau sur la marqueterie en éventail qui prenait lentement forme sur son plan de travail. D’ici quelques minutes, le vicomte viendrait inspecter l’avancement des travaux : c’était sa dernière chance de montrer qu’il pouvait encore faire du bon travail pour garder sa place.

Déjà, des pas étouffés par la poussière résonnaient dans la cour. Ses doigts tremblèrent. L’ébéniste prit une profonde inspiration, se passa les mains sur le visage, puis stabilisa ses doigts avant de les reposer sur son ouvrage. Tout n’était pas encore joué.

« Bonjour à tous ! Ah, quel plaisir de voir tant de sérieux de bon matin ! »

La voix du vicomte claironna, faisant sursauter les uns et les autres. L’aristocrate portait comme de coutume un costume clair, et un sourire éclatant sur le visage. Chloé lui emboîtait le pas, beaucoup plus sombre. Leur petite virée en hélicoptère ne semblait pas avoir eu le même effet sur eux.

Ben n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question, aussitôt hélé par son chef qui voulait faire le tour des projets comme il en avait l’habitude. En bon responsable d’atelier, Ben l’obligea, lui détaillant de son ton le plus professionnel chaque meuble, chaque décoration en cours de confection. Comme de coutume, le vicomte s’intéressa à tout, posant des questions très pertinentes sur l’aspect commercial, beaucoup moins sur la technique. Il semblait d’une bonne humeur inébranlable, ce qui ne pouvait signifier qu’une chose : ils avaient vendu Le Flamenco. Le vicomte ne fit aucun commentaire sur le retard que Ben avait pris sur son secrétaire, se contentant de hocher la tête sans se départir de son sourire. Puis ils entrèrent dans le Bloc où Hélios prit la relève pour parler de son propre travail.

Chloé fixait son buste en poirier comme si elle voulait le faire fondre. Ben profita de son répit pour s’approcher. Elle sursauta lorsqu’il arriva à ses côtés. Ne sachant trop comment l’aborder puisqu’ils étaient encore en froid, il se rabattit sur la plus évidente des platitudes :

« Félicitations, je suppose ? », souffla-t-il.

L’artiste haussa les épaules, reporta son regard sur le visage parfait qui fixait un au-delà de leur présence. Un instant, il s’imagina qu’elle l’ignorerait, mais elle finit par répondre froidement :

« Nous n’avons pas vendu Le Flamenco. Je ne sais pas pourquoi il est si heureux. Il était d’une humeur massacrante pendant tout le retour, mais il a reçu un appel peu avant de descendre de l’hélicoptère et s’est éclairé d’un coup. La seule chose que j’ai entendue est «l’affaire est conclue» ; ce pourrait être n’importe quoi.

— Pourtant, tous les articles que j’ai lus s’accordent sur le fait que Le Flamenco est une pure merveille… et je suis parfaitement d’accord. Ce n’est sans doute qu’une question de temps avant de trouver un acheteur. »

Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais le vicomte les rejoignait. Son visage avait perdu toute chaleur. Il observa la sculpture sans un mot, sans presque y prêter attention, puis fixa Chloé avec froideur.

« Dans mon bureau, Benoît. Nous avons des choses à discuter. »

Chloé baissa les yeux en se mordant la lèvre. Elle avait forcément fait quelque chose pendant le vernissage. Quelque chose qui était sans doute lié à sa réaction lorsqu’on avait enlevé Le Flamenco pour le photographier…

Les deux hommes s’éloignèrent en silence pour rejoindre le bureau où ils s’enfermèrent. Le vicomte entreprit aussitôt de faire les cent pas, sourcils froncés en v, lèvres pincées.

« Chloé est encore plus ingérable qu’on me l’avait annoncé. Si on ne vend pas une de ses sculptures avant la fin du mois, je me débarrasse d’elle. Je ne peux pas travailler avec quelqu’un qui se comporte comme un enfant de quatre ans, c’est une question de principe.

— Que s’est-il passé ? »

Le vicomte lui lança un regard étonné, puis sortit un journal de la sacoche en cuir de crocodile albinos cachée sous le bureau.

« L’artiste au grain de folie en pleine crise », lut le vicomte en tapotant le gros titre. « Elle est arrivée avec trois heures de retard, n’a pas su répondre aux questions des journalistes sur son œuvre, et au moment de partir… Quand tu as vendu ses photographies déchirées, j’ai trouvé que c’était un coup de génie. J’aurais dû me méfier. »

La première page du journal étalait une photographie du Flamenco… de ce qui avait été Le Flamenco. Prenant le papier de sa main valide, Ben découvrit l’ampleur des dégâts. Au moment de partir, sans raison, elle avait jeté l’œuvre dans une cheminée. Le bois sculpté avec tant de finesse n’avait pas résisté : brisé, les détails éclatés en milliers d’échardes, le visage, les bras, la jupe déjà marbrés par les flammes. Pour seule explication, l’artiste avait laissé cette phrase que l’article voulait grandiose : « la fierté ne danse que sur un lit de braises ».

« Assez parlé de Chloé ! », enchaîna le vicomte en se levant, « il y a au moins une bonne nouvelle pour toi : tes masques se sont vendus. Je ne sais pas comment, mais l’agence Dellepierre a soudain décidé d’acheter la série complète au prix fort. Ce qui signifie… »

Un sourire éclatant retrouva aussitôt le visage du vicomte. Il n’y avait rien de mieux qu’une bonne vente pour lui rendre sa superbe et son affection pour le théâtral. Il invita Ben à s’asseoir sur la chaise en ferronnerie en face du bureau, lui présentant une boîte de bonbons à la résine de pin qu’il venait d’extirper de sa poche pectorale :

« Ce qui signifie que nous allons renégocier ton oliveraie. »

Ben prit le temps d’assimiler l’information avant de s’asseoir doucement sur la chaise. Son cœur accéléra la cadence au point que la pression battait au bout de ses doigts endoloris. Il n’osait pas sourire, trop angoissé par les nouveaux termes que le vicomte allait poser.



« Mais pourquoi tu as fait ça, Chloé ? »

Elle leva la tête pour découvrir l’expression horrifiée de Joël et Agnès. Samuel continuait de la ceinturer, beaucoup plus fort que sa malingre apparence ne le laissait supposer. Elle se mordit la lèvre, étonnée de ne pas sentir le goût salé des larmes piqueter la pulpe abîmée. À quoi bon expliquer ? Personne ne pouvait comprendre ; personne ne le voulait. Elle tenta de se dégager, trop épuisée pour échapper à la poigne de Samuel qui la maintenait à bonne distance de sa sculpture. Puis Benoît fut là. Elle n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir que c’était lui : son odeur ne trompait pas. Agnès lui expliquait pourquoi ils étaient intervenus alors que Chloé commençait à « saccager » le buste parfait… Si parfait qu’Agnès avait été la première à relever ce qu’il manquait : l’émotion.

« Laissez-nous », soupira Benoît de sa voix lasse, épuisé par avance de devoir supporter Chloé.

« T’es sûr ? Elle va pas tout casser encore ? »

Samuel finit par la lâcher avec une hésitation non dissimulée. Des pas indiquèrent qu’ils partaient. Puis la porte du Bloc se ferma. Du coin de l’œil, elle distingua leurs silhouettes reprendre leur place habituelle de l’autre côté de la vitre-mur, surveillant ses gestes, prêts à intervenir de nouveau.

« D’abord Le Flamenco, et maintenant ça…

— Tu sais déjà ?

— Le vicomte vient de m’expliquer. Pourquoi ? Vous étiez à deux doigts de le vendre, tu n’avais plus qu’à sortir de la salle, c’était presque fini.

— Tu ne peux pas comprendre.

— Alors, explique-moi. »

Le ton avait changé, perdant toute lassitude, toute expressivité. Benoît s’adossa à sa table de sculpture pour lui faire face, les mains posées sur le rebord. Patient. Elle se souvint de la camionnette, lorsqu’il attendait qu’elle réponde à sa question alors que le téléphone sonnait, comme s’il avait tout le temps du monde. Sans doute la fixait-il avec cette même expression froide, dénuée de toute émotion, qui l’avait paralysée à l’époque. Sans doute le bleu de ses iris noyait-il les îlots verdoyants qui y fleurissaient parfois. Mais Chloé ne pouvait pas lever la tête pour affronter son inexpressivité. Elle se concentra sur son diaphragme, juste là où se massaient les boulets qui s’accumulaient depuis des jours.

« Je n’ai pas détruit Le Flamenco.

— Chloé, il y avait cinq-cents témoins, et même des vidéos. Je ne t’accuse pas, je veux seulement comprendre.

— Je ne l’ai pas détruit, je l’ai juste… »

Terminé.

Pourquoi ne pouvait-elle pas prononcer ce dernier mot, alors que Benoît n’avait de cesse de l’entourer, de la maintenir à flots, même à présent, alors qu’elle lui avait détruit une main et perdu son oliveraie ? La petite voix insidieuse qui la poursuivait depuis toujours répondit pour elle : parce qu’elle finirait par le décevoir, comme les autres. Ça faisait trop mal de s’attacher à des gens qui finissaient, toujours, par l’abandonner. Elle n’avait jamais vraiment eu d’amis : Jacques avait été le seul, et il s’était suicidé. Elle ne voulait pas rajouter encore une ligne à la longue liste de ses échecs en perdant Benoît.

Lentement, il se redressa. Soupira. Puis posa une main sur son épaule —la gauche, celle qu’elle n’avait pas détruite—. Doucement, il se baissa jusqu’à ce que leurs yeux se croisent. Azur étincelant piqueté du vert des oliviers qui s’étendaient à perte de vue sur son cœur.

« Je ne peux pas te forcer à me parler Chloé ; si tu ne veux pas me le dire à moi, parles-en avec quelqu’un d’autre. Je n’ai pas besoin de comprendre pourquoi tu détruis tout ce que tu crées, mais si toi même tu l’ignores… pourquoi sculptes-tu Chloé ? »

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