3-Chapitre 8 (3/3)

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TW: violences (maltraitance infantile) / cimetière (promis, pas de zombies!)

Pourquoi sculptes-tu, Chloé? La question tournait en rond dans son esprit, cette voix extirpée du plus profond des poumons, ce murmure un peu rauque englouti dans le ciel d’un regard pluvieux, son prénom qui sonnait comme une larme éclatant au sol. Elle résonnait dans sa tête comme un écho prisonnier d’une caverne, sous les éboulis laissés par les boulets perdus. Pourquoi sculptes-tu Chloé? Si elle-même l’ignorait… quand avait-elle commencé? Les souvenirs remontaient si loin, si empoussiérés par les années…

Chloé se recroquevilla contre la stèle encore intacte, en grès sans doute, les Brodaux n’étant pas assez riches pour offrir du marbre à leur fils. Elle coutoura le prénom de la pointe du doigt: J. A… Ils avaient appris à sculpter ensemble dans l’arrière-cuisine des Brodaux. Le calme de ces après-midi là… Les silences chaleureux, les sourires flottant partout autour d’eux… Pourquoi sculptes-tu, Chloé? Par amour de l’Art? Pour retrouver Jacques? Ou pour fuir dans l’arrière-cuisine où nul ne venait jamais te chercher?

On avait planté des bruyères sur le pourtour de la tombe, laissant leur parfum frais révéler les sourires qui se tapissaient sous la pierre glacée. Leurs couleurs joyeuses appelaient au souvenir. "Odeur du temps, brin de bruyère", [Apollinaire]… le poème la projetait dans une salle de classe, mains croisés dans le dos, à réciter les vers qui l’ennuyaient là où elle aurait préféré que la craie redevienne falaise, et l’arbre, forêt, afin de s’envoler sur l’oiseau-lyre [référence à "Page d'écriture", Jacques Prévert]. Les récitations dont les mots s’emmêlaient dans sa tête pleine de poèmes trop sévères où elle ne pouvait rien couler, rien tordre, annônant les intonations sans âmes en choeur avec le reste des élèves, perdant le sens des mots dans la rigidité de leurs structures de vers. Et juste après, le cours de dessin, reproduction d’une oeuvre qu’on connaissait bien… et là: magie, les traits devenaient siens. Elle pouvait, d’une flexion du poignet, donner la souplesse qui manquait à la courbe d’un vase; d’une touche de couleur à peine plus prononcée, réveiller la joie qui sommeillait dans une gerbe de fleurs séchées; enfoncer les volumes dans un jeu d’ombre que l’artiste avait négligé. Mais pourquoi sculptes-tu,tu Chloé? La réponse n’était ni dans l’arrière-cuisine de Jacques, ni dans la salle de classe qu’elle avait tant détestée. Elle remontait à bien plus loin, un temps dont elle n’était plus certaine ni des couleurs ni des odeurs, ne s’en souvenant qu’au travers de vieilles photographies fânées par les années. Sa fascination pour la sculpture datait tant qu’il n’en restait que des clichés jaunis et un pied de lit.

Un berceau. Son premier souvenir. Un berceau qui oscillait doucement à côté des rideaux gonflés de soleil. Un berceau sculpté d’une main anonyme, bourdonnant d’insectes qui butinaient les corolles immobiles, enveloppé de liserons brillants: une abeille, une libellule, un martin-pêcheur, une rose, une jonquille… des volumes que le temps avaient rendus parfaits dans ses souvenirs cristalisés. Des vies suspendues dont elle suivait les tracés de ses doigts d’enfant, comme ils suivaient à présent les lettres de pierre gelée: C. Q…

Son berceau, lui avait-on dit, acheté au hasard d’une brocante juste avant sa naissance parce qu’il n’y avait plus le temps de choisir. Un berceau un peu branlant, sans doute, dont elle se rappelait encore les craquements lorsqu’elle y couchait ses poupées. Elle s’asseyait contre le pied de bois et les berçait doucement, suivant les contours des créatures magiques qui prenaient vie dans la nuit. Une ronce, un chardon, une guêpe, un moustique. Et le chant des cigales qui perçait entre les cris au rez-de-chaussée.

C’était un berceau qu’elle avait appris à ne plus voir avec le temps, l’évitant par habitude lorsqu’elle circulait dans sa chambre, y jetant parfois des vêtements en tas avant de se décider, un jour, à les ranger. Un berceau qui grinçait quand elle s’y cognait les nuits où elle comptait faire le mur. Des crissements traîtres qui la réveillaient parfois en sueur les nuits d’orages. Contre lequel elle s’appuyait toujours pour en imprimer les contours au bord du noir. Un corbeau, un frelon, un chrysanthème. Et les coups qui faisaient trembler la porte.

U. E…

Pourquoi sculptes-tu Chloé?

Un berceau fracassé contre un mur qu’elle n’avait jamais repeint, pulvérisé dans un vacarme plus puissant que les cris. Un bruit qui avait forcé le silence. Il n’en restait plus qu’un pied, tout le reste s’était envolé en échardes. C’était Adelphe qui avait nettoyé. Lentement, à gestes sûrs, patients. Sans oublier le moindre éclat. En sortant, elle avait eu ces mots, simples et rationnels, comme toujours: «Faut pas te mettre dans des états pareils, Chloé. Ne t’inquiète pas, ça va passer.»

Chloé avait gardé le pied brisé, le cachant au fond d’un coffre à jouet qu’on n’ouvrirait plus jamais. Elle n’en traçait plus les contours ni dans la lumière ni dans les ténèbres -elle n’en avait plus besoin; elle les connaissait trop bien-. Les racines du rosier dont il ne restait que les épines, et tout en bas, là où le bois reposait sur le sol, un crâne. Ce n’était jamais passé.

S.

Silence.

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