3-Chapitre 9 (1/4)

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« — Je croyais que tu travaillais sur le buste ? », demanda Benoît.

Chloé haussa les épaules, terminant de tracer sa perpendiculaire sur le cube mal dégrossi :

« — Il ne me reste plus beaucoup de temps pour livrer un achevé, et j’ai besoin de finir celle-ci.

— Tu n’arrives pas à sculpter un projet de bout en bout sans te pencher sur d’autres entre temps, n’est-ce pas ? »

Elle tourna les yeux vers lui, indécise. Pas de sarcasme dans sa voix. Il n’était pas dans ses habitudes la déranger au Bloc sans raison, non plus que de tourner autour du pot, même si c’était quelque chose qu’il avait eu tendance à faire ces derniers temps. Elle s’étonnait quand même qu’il vienne la voir alors qu’il devait la haïr du fond du cœur ; d’autant que son secrétaire n’avançait pas.

« — Tu… tu voulais me dire quelque chose ?

— Je souhaitais juste m’assurer de ton état.

— Pourquoi ? »

Il se contenta de sourire, un sourire si léger qu’il semblait se poser sur la poussière de son visage plus qu’en naître.

« — Parce que tu sculptes sans pleurer.

— Il faut croire que j’ai épuisé mes larmes, il fallait bien que ça arrive un jour, à force d’en verser.

— Je peux te demander pourquoi? »

Nouveau haussement d’épaules. Certaines éraflures devaient rester privées.

« — Je veux finir cette sculpture. »

Elle termina de tracer sa ligne puis posa la règle sur la table, troquant ses instruments par le burin pour creuser les contours. Elle finirait l’arbre-deuil, elle devait bien ça à Jacques. Qu’il y ait au moins une personne dans cette ville qu’elle ne déçoive pas jusqu’au bout. Même s’il était déjà mort. Benoît resta un moment à l’observer travailler, puis il dut conclure qu’elle n’allait pas tout détruire, car il sortit. Chloé repositionna son casque sur les oreilles et augmenta le volume jusqu’à ce que la musique recouvre les bruits de l’atelier.

Ses pensées ne se turent pas pour autant. Malgré la symphonie supposée les recouvrir, les hurlements assourdissants dans sa tête résonnaient à l’en faire trembler. Chloé s’immobilisa le temps de respirer profondément.

Son passage au cimetière avait remué des souvenirs qu’elle aurait préféré ne pas retrouver ; parfois, la vase recouvre des cadavres qu’il vaudrait mieux ne pas repêcher. Son enfance en faisait partie. Une enfance pas plus horrible qu’une autre, dans les grandes lignes, avec de nombreuses sources de joie et même un confort matériel qui manquait cruellement à d’autres… une enfance presque anodine aux Bas-Endraux : une maisonnette, une école primaire pas très bien fournie avec quelques professeurs un peu stricts, des soirées cinéma et des anniversaires chez les camarades de classe. Et puis l’oliveraie, bien sûr. Chloé songea à la nuit-mélodie au dernier bal, lorsqu’elle avait évoqué ces souvenirs avec le masque-magie, qui, lui aussi, portait les mêmes. Les voyages dont il avait rêvé et qu’elle avait vécus… Un instant, ses yeux trouvèrent l’ébéniste, affairé à sa marqueterie qu’il ne parvenait jamais à terminer proprement. Un doute un peu flou l’assaillit, sans qu’elle puisse en comprendre l’origine. Quelque chose, dans la manière dont les boucles tombaient sur son nez, peut-être ; dans la façon qu’il avait de tourner la tête pour sourire à Joël… L’intonation de sa voix quand il lui avait posé cette question si importante, si évidente : « Pourquoi sculptes-tu, Chloé ? ».

Évoquer cette phrase renvoya ses pensées à son enfance —celle qu’elle n’avait pas contée au masque-infini—. Les soirs, lorsque ses parents rentraient du travail. Les cris qui s’enchaînaient sans discontinuer. Il y avait toujours une nouvelle raison de crier, de lever les bras au ciel, les yeux plongés dans le mépris, de critiquer d’une voix asséchée par le dégoût, de racler une chaise sur un parquet déjà griffé. De crier, encore. Et de frapper du poing. La table, souvent. Un mur, parfois. Une chaise, le buffet, les portes… les portes, surtout, quand elle recevait cet ordre péremptoire : « FILE DANS TA CHAMBRE, TOI ! ». Des fois, rarement, le poing se levait sans qu’elle sache jamais sur quoi il s’abaissait. Elle n’avait jamais voulu savoir. Le bruit l’effrayait. Alors elle courait claquer la porte, suivait les contours de son vieux berceau en fermant ses oreilles au monde entier. Les sculptures devenaient tout son univers. Chloé secoua la tête pour chasser les animaux de bois, se concentrant sur le socle de l’arbre-deuil.

Le soulagement si intense quand le berceau avait éclaté, dans un tonnerre d'échardes puissant à en forcer le silence.

Sa respiration se saccada, crispée par des larmes que Benoît ne viendrait pas essuyer. Elle glissa la main sur ses yeux pour contenir l’humidité qui menaçait de prendre le pas sur sa raison. Le cimetière, Jacques. Elle ne pouvait pas échouer. Pas cette fois. Même sans les bras de Benoît autour de ses épaules, elle devait finir le socle. Pour Jacques, qui savait les cris elle tentait d’effacer dans la sculpture. Jacques, qui lui avait tenu la main chaque fois qu’elle avait été sur le point de pleurer, autrefois. Jacques, qui appartiendrait désormais au passé pour l’éternité.

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