3-Chapitre 9 (2/4)

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Le soleil flottait bas sur l’horizon, dardant ses rayons encore fiers au travers des rideaux du bureau. Jo s’assit à califourchon sur la chaise voisine en déballant sa glace en bâtonnet. Il tendit un second paquet à Ben, qui se laissa aller contre le dossier de sa chaise pour triturer l’emballage.

« — Alors ? Tu y comprends quelque chose ?

— Tu plaisantes ? Tous les articles se contredisent. La moitié d’entre eux disent que Chloé a été parfaite jusqu’à la dernière seconde et que «l’immolation de la sculpture par le feu» était une mise en scène grandiose visant à augmenter la publicité autour de son œuvre, chaque détail de son attitude soigneusement étudié de bout en bout comme il sied à une artiste de cette envergure… et l’autre moitié suppute qu’elle est sous traitement psychiatrique, voire en séjour prolongé en asile qui expliquerait sa disparition subite l’année dernière.

— Je suppose qu’elle ne t’a rien expliqué. »

Ben ne prit pas la peine de répondre, croquant dans la glace, puis se maudissant d’avoir (encore) oublié à quel point ça faisait mal aux dents. Jo lécha son bâtonnet qui commençait à couler un peu avant de reprendre :

« — Je pense qu’elle ne s’est toujours pas faite à l’idée de vendre un inachevé. Tu te rappelles qu’on a dû l’enfermer dans le Bloc le jour où le vicomte a décidé que Le Flamenco était prêt.

— Je ne suis pas près de l’oublier… »

Ben sourit en se rappelant cet instant où Sam les avait cloîtrés tous les deux pour éviter qu’elle ne commette un impair ou que lui-même tente de les convaincre qu’elle avait peut-être raison de vouloir terminer ce qui semblait une œuvre parfaitement finie. Peut-être n’en serait-il pas là s’il était parvenu à les convaincre de lui laisser le délai supplémentaire qu’elle suppliait d’obtenir.

« — Ce qui n’explique pas pourquoi l’agence Dellepierre a acheté les masques. Tu les as contactés ? »

Ben secoua la tête. Le mystère restait entier sur ce point. Pourtant, il était certain que quelqu’un avait mis son grain de sel dans l’affaire, car aucune agence artistique n’achetait d’œuvres (il tenait cela de Chloé, experte en la matière) puisque leur gagne-pain consistait à se faire des sous sur les dos des artistes et acheteurs en jouant uniquement les intermédiaires (pour citer leur artiste préférée). Quelqu’un avait donc incité l’agence Dellepierre à acheter des masques d’un sculpteur inconnu dont personne n’avait voulu durant les enchères. L’idée cheminait dans sa tête depuis quelques jours, mais il n’osait la formuler clairement tant elle semblait ridicule.

« — Tu crois qu’il est intervenu ? »

Ben s’étouffa sur sa glace. Il n’avait pas informé Jo qu’il avait contacté —tenté de contacter— Bénédicte pour obtenir de l’aide. Soit Jo faisait montre de prescience, soit ils vivaient ensemble depuis trop longtemps.

« — Pas de nouvelles de lui depuis cinq mois », grogna Ben. C’était sans doute la première fois qu’il en était déçu.

« — Ouais, ça m’aurait surpris qu’il se mette soudain à s’intéresser à nous et nous aider sans raison. Tu sais, j’ai fait le calcul, et je me dis que tu aurais facilement pu racheter la moitié de l’oliveraie avec tout l’argent qu’il te doit. Tu pourrais lui demander de te rembourser.

— Je ne lui ai jamais prêté autant.

— Si on compte les heures que tu as passées à courir partout pour lui sauver la mise et tes hospitalisations à cause de ses bêtises, pas loin.

— Quelqu’un a sans doute convaincu l’agence Dellepierre d’acheter les masques, mais si c’était Bénédicte, il ne se serait pas fait prier pour le faire savoir.

— Tu t’en rends compte ? Il pourrait passer pour un héros si ça se savait. Le fils prodigue qui revient dans le droit chemin, sauvant in extremis l’héritage millénaire de sa famille après toutes ces années à leur sucer la moelle… »

Jo se tut, trouvant lui-même son sens de l’humour de très mauvais goût. Il suçota son bâtonnet encore sucré tandis que Ben lançait une recherche sur les masques. Quasiment aucune information. À croire qu’ils n’existaient même pas.

« — Tu l’as dit à Chloé ?

— Quoi donc ?

— Que le vicomte avait accepté de renégocier l’oliveraie parce qu’on a vendu les masques ?

— Non.

— C’est top secret ? »

Ben glissa un regard à Jo. Il n’avait aucune raison de se sentir gêné pourtant, mais l’évidence était là : l’idée d’en parler à l’artiste lui donnait des sueurs froides.

« — Elle risque de mal le prendre, c’est ça ? La grande Chloé D. échoue à vendre sa sculpture magique pour sauver quelques arbres alors que le pouilleux d’ébéniste incapable de tenir un burin parvient à vendre une série complète… »

C’était officiel : Jo lisait dans ses pensées, et mieux que lui-même à l’entendre !

« — C’est compliqué.

— C’est marrant comme tout est toujours compliqué dès qu’elle entre dans l’équation. Tu sais quoi ? Si je ne te savais pas dingue de ton Fantôme du bal, je dirais que notre sculptrice ne te laisse pas indifférent. »

Ben éclata de rire. Déjà, parce qu’il n’était pas « dingue de son Fantôme », même s’il pensait à elle à peu près un soir sur deux voire deux soirs sur deux dans la plupart des cas, et ensuite :

« — Cite-moi une personne qui reste indifférente quand Chloé commence à faire des siennes. »

Jo sourit, puis commença à compter sur ses doigts : « Bob, Julie, Hélios…

— Hélios ne compte pas ! Elle a déjà piqué une crise le jour où Chloé a cassé ses outils.

— D’accord. Les gars du hangar, la vicomtesse, Madame Brodaux, le facteur, les patrons des restaurants où nous avons mangé…

— Elle n’a jamais rien fait devant ces gens.

— Je t’ai quand même cité au moins deux personnes qui comptent. »

Ben soupira ; Jo n’en démordrait pas tant qu’il ne se serait pas incliné.

« — Je remarque que tu ne t’es pas inclus dans la liste. »

Pris à son propre jeu, son cousin lui adressa un de ces sourires joyeux qui en disaient trop long. Il revint au sujet principal :

« — Ça pourrait être le vicomte, pour les masques : il sait que c’est toi qui les as sculptés et que tu as vendu les photos via l’agence Dellepierre. Il s’est peut-être dit que c’était le meilleur moyen de te sortir de ta situation après le désastre du Flamenco. Il n’est peut-être pas si mauvais bougre, au fond. »

Ben suçota pensivement sa glace, se demandant si Jo n’avait pas raison. Après tout, le vicomte était l’une des rares personnes à connaître la situation et à disposer de toutes les informations le concernant. Comme la vicomtesse. Ce qui commençait à faire quelques candidats avec assez de poids pour forcer une agence artistique à déroger à ses règles. Le meilleur moyen de le savoir serait encore de le leur demander directement. Avec un peu de chance, madame Lelierre accepterait de divulguer cette information.

Le ventilateur cessa de tourner. Chloé avait la flemme de remonter sur le tabouret pour le relancer, d’autant qu’il ne faisait pas aussi chaud qu’au cœur de l’été. Il tournait de moins en moins longtemps, ce qui présageait une panne définitive avant la prochaine saison chaude. Elle espéra sans y croire ne plus vivre dans ce minuscule taudis d’ici là.

Le retour aux Bas-Endraux après la promotion avait été difficile, pour ne pas dire douloureux. La comparaison entre ce qu’elle avait perdu et sa subsistance actuelle était bien pire que lorsqu’elle s’était réfugiée ici huit mois plus tôt : alors, elle avait encore un espoir de s’en sortir. Désormais, tout était définitivement gâché. Dans le nord, ses dettes et sa réputation lui fermaient déjà toutes les portes et sa brillantissime prestation lors du vernissage n’avait pas arrangé les choses ; ici, elle n’avait plus ni ami ni famille sur qui s’appuyer. Et elle pouvait perdre son poste d’un jour à l’autre. Si cela advenait… l’idée lui tordait les entrailles.

Son téléphone sonna sur la pile de linge. Un espoir insensé lui fit récolter l’appareil beaucoup plus vite que d’habitude.

Ruby : Tu connais un Phytammos ou un sculpteur « BP » ?

Ruby ? Chloé fronça les sourcils. Sans doute une erreur de destinataire. Elle laissa retomber l’appareil sur son tas de vêtements… propres ou sales ? Chloé haussa les épaules, puis se dit qu’il n’était peut-être pas idiot d’avoir au moins des tenues décentes pour les jours à venir. À défaut d’être fiable, elle pouvait au moins rester propre. Elle s’arracha à son fauteuil à bascule pour s’occuper des lessives.

Phytammos. Étrangement, le nom lui était familier, mais elle était incapable de le remettre. Elle avait rencontré tellement de gens et d’artistes dans sa vie que retrouver une personne sur un simple nom revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Haussant les épaules, elle se concentra sur le tri du linge.

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