3-Chapitre 30 (3/3), ancien chap 10

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Madame Brodaux s’arrêta, feux d’urgence allumés. Elle sortit de la voiture en courant vers le sommet de la colline, là où les feux grésillaient dans la nuit. La mobylette tordue en deux. Le casque fendu.

« — Adelphe ! », cria-t-elle à bout de souffle, forçant ses jambes encore un peu, ses poumons brûlants sous l’effort combiné de la course et du cri.

La voiture dans le fossé. Une voiture pas d’ici, elle ne pouvait être qu’à une personne.

« — Adelphe ! », cria-t-elle encore en approchant sans rien voir dans les feux qui l’aveuglaient.

« — Nanie? »

Madame Brodaux remercia le ciel en reconnaissant la voix, saine, fouillant toujours la nuit du regard. Elle finit par repérer la silhouette de son amie qui s’escrimait près de la voiture.

« — Appelle une ambulance ! »

Après l’appel, Nanie s’aventura dans le fossé, rejoignit Adelphe qui essayait d’arracher la seule portière encore visible. Le métal tordu refusait d’obtempérer.

« — On peut essayer de l’évacuer par la fenêtre, non ?

— Trop risqué. Si on le bouge et qu’il a une hémorragie, on pourrait empirer les choses. »

Elles s’escrimèrent en vain contre le métal, tirant, frappant, se relayant l’une l’autre sans succès.

« — Tu crois qu’on devrait appeler Benoît ? »

Adelphe se mordilla les lèvres : « Que veux-tu qu’il fasse ? À part se ronger les sangs et s’en vouloir, il ne sera d’aucune utilité.

— On devrait au moins prévenir leurs parents. »

Adelphe acquiesça, poursuivant ses efforts pour ouvrir. Enfin, les gyrophares apparurent dans le lointain.



« — C’était un accident. »

Ben hocha la tête sans s’arrêter, se demandant à peine pourquoi Adelphe et madame Brodaux attendaient dans le couloir. 201, il entra dans la chambre d’hôpital talonné par Jo. Ses parents étaient déjà là, tenant les mains couvertes de bandages dans les leurs. Leurs visages semblaient encore plus creusés de rides que d’habitude. Il embrassa leurs fronts, serrant leurs épaules si frêles entre ses bras puis s’assit sur le lit, à côté de son frère.

Alors c’était ça qu’on ressentait quand on venait visiter quelqu’un à l’hôpital ? Un mélange de gêne et d’inquiétude. Une certaine dose de soulagement, aussi, à l’idée que ce n’était pas la fin, pas encore. Qu’on avait le droit d’écrire un page de plus ; qu’il restait une chance de changer l’histoire. Un silence alourdit par les bruissements des machines qui faisaient prendre conscience que le passé était déjà écrit, que ce qui comptait étaient les à venir dont on ignorait encore tout, qu’on pouvait choisir. C’était donc ça de se retrouver du côté des biens-portants. Des si seulement par dizaines dont aucun ne pouvait modifier l’imparfait. Des conditionnels à tous les temps. Des doutes, des remords, des résolutions qui changeaient mille fois. Des résolutions qu’on ne tenait pas, il le savait de première main.

Bénédicte ouvrit l’œil, celui qui n’était pas couvert de bandages, esquissa un sourire en le reconnaissant :

« — T’en as mis du temps, luciole. J’ai failli t’attendre ! »

Ben serra sa main. Il savait trop qu’il n’y avait rien à dire. Aucune parole ne supporterait de traverser l’épreuve. Être présent. Le dévorer des yeux en redécouvrant son visage ; lui rappeler dans un sourire qu’il existait encore. Qu’il ne souhaitait pas sa mort.



Adelphe insista pour que Nanie se contente de la déposer chez elle. Trop de pensées à trier. Les clés cliquetèrent dans la serrure, puis elle abandonna le trousseau sur la porte d’entrée en ôtant son manteau. Elle s’en sortait avec une luxure à l’épaule, ce qui s’avérerait gênant durant quelque temps. La lumière de sa chambre était allumée ; elle était pourtant certaine de l’avoir éteinte avant de partir. Après avoir rangé sa veste et ses bottes dans le placard de l’entrée, Adelphe monta lourdement les marches.

Un parfum légèrement iodé flottait encore sur le palier, échappé de la salle de bain dont la porte ouverte révélait un verre avec une seule brosse à dents, un seul peignoir, un seul gel douche. Comme d’habitude, pourtant. Alors pourquoi cette vision la surprenait-elle ce soir ? L’odeur du shampoing de Chloé, sans doute, qui continuait d’imprégner la pièce avec autant de ténacité que la gamine. À croire qu’elle avait fini par s’y habituer, à vivre avec Chloé. Adelphe se débarbouilla, frottant longuement sa peau sous le jet d’eau tiède pour délasser ses doigts tendus. Les veines dilatées saillaient sous la peau, trahissant l’âge qui la rattrapait. Elle éteignit la lumière pour rejoindre sa chambre. Silhouette sur le lit ; c’était prévisible. Adelphe se dirigea vers la table de nuit pour poser les comprimés que le médecin lui avait donnés avant de quitter l’hôpital. Elle demanda sans tourner la tête vers Chloé :

« — C’est Nanie qui t’a prévenue ?

— Joël.

— Je vais bien.

— Je sais.

— Bénédicte va s’en sortir.

— Je sais. »

Une nervosité inconnue voila sa vision un instant. Adelphe s’assit sur le lit en tournant le dos à sa nièce, puis versa de l’eau dans le verre qui ne quittait presque jamais la tablette jouxtant le lit. Pas plus de deux cachets par prise, espacés de six heures, et jamais plus de six dans la journée.

« — Si tu sais déjà tout, ce n’était pas la peine de faire le déplacement. »

Le carnet de notes était à sa place, dans le premier tiroir, sagement rangé à côté du crayon de papier. Adelphe les récupéra tous les deux pour noter la prescription, histoire de ne pas oublier.

« — Tu veux en parler ? », demanda la voix un peu cassée de sa nièce.

« — Il n’y a rien à dire. »

Chloé était bien placée pour savoir qu’elle n’aimait pas parler, surtout lorsqu’elle était fatiguée. C’était le pire soir pour se présenter malgré toutes ses bonnes intentions. Chloé contourna le lit pour s’asseoir à ses côtés, à une dizaine de centimètres, respectant son armure invisible. Le parfum marin de ses cheveux les enveloppa. En fermant les yeux, on pouvait s’imaginer très loin, sur une plage exotique où seule la joie avait droit d’entrée. Ou sur un bateau comme celui où Chloé passait ses étés, celui de son père —cet incapable—. Adelphe rouvrit les yeux pour dissiper les images ; ouvrit le tube de comprimés qu’elle commença à compter dans la paume de sa main.

« — Que s’est-il passé ? »

L’eau était tiédasse, ce qui lui arracha une légère grimace en avalant les comprimés. Elle ne s’était pas attendue à trouver une voiture sur la route, surtout dans les virages. Elle ne voulait pas repenser aux détails, elle avait toujours détesté ça.

« — Je conduisais trop vite, lui aussi, il a raté un virage et je n’ai pas freiné à temps. C’était un accident bête.

— Un accident ? »

La voix de Chloé s’était légèrement assourdie.

« — C’est quand même le genre d’accident qui arrive assez couramment partout dans le pays. »

Sa nièce l’observa longuement ; comprit. Elle se leva et quitta la chambre sans un mot. Adelphe entendit son pas léger descendre l’escalier, les clés jouer dans la serrure ; le cliquetis léger, à peine audible de la porte qui se fermait. Adelphe se trouva seule dans sa maison, avec son silence et ce parfum iodé.

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