3-Chapitre 31 (2/2)

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Les couloirs silencieux sentaient le désinfectant et l’attente. Parfois, un gémissement ou un rire s’élevaient, brisant l’atmosphère étouffante de ces murs à peine peints. L’hôpital des Bas-Endraux-sous-Airs était à l’image de la ville : vétuste, coincé dans une époque qui refusait de vieillir ou de se moderniser. La voix d’un aide-soignant donnait de bonnes nouvelles à un invisible patient, claire, l’élocution lente et pourtant joyeuse. Chloé songea à toutes les fois où cette même voix avait dû donner d’autres types de nouvelles. La personne sortit, un joli sourire aux lèvres, puis elle vit Chloé et son expression vira aussitôt au dégoût.

L’artiste accéléra le pas pour ne pas affronter ce regard. Elle s’arrêta devant la porte que Joël lui avait indiquée, chambre deux-cent un. La silhouette allongée dans le lit était couverte de bandages. Elle tritura le plastique coloré qui protégeait les fleurs qu’elle avait apportées sans se décider à entrer.

Benoît tourna la tête vers la porte, puis sourit en la voyant. Il se leva du lit qu’il veillait pour la rejoindre.

« Joël dit qu’il va s’en sortir.

— C’est ce que disent les médecins. Il dort pour l’instant. »

Elle lui tendit les fleurs sans trop savoir que faire, le suivit dans la chambre tandis qu’il s’employait à les arranger dans un vase dont le précédent bouquet piquait du nez.

« — Comment va Adelphe ? »

Chloé haussa les épaules. Benoît lui jeta aussitôt l’un de ses regards qui disaient qu’il avait tout le temps du monde, même quand ce n’était pas vrai. Finalement, Chloé s’approcha pour caresser l’une des corolles assoiffées.

« — Elle ne veut plus me parler. Elle ne répond à rien. Je suis étonnée qu’il lui ait fallu aussi longtemps pour… couper les ponts.

— Ça va passer, elle en a vu d’autres.

— Je ne sais pas, Benoît. Cette fois, je suis vraiment allée trop loin.

— C’était un accident.

— Adelphe ne croit pas aux accidents. Pas quand tu entres dans la danse.

— Je vais lui parler.

— Non, elle ne te croira pas. Elle… elle ne voudra pas te croire… »

Sa voix se brisa. Où étaient ses larmes, pourtant ? Ses larmes qui refusaient de couler de ses yeux comme elles en avaient pourtant trop l’habitude depuis des années.

« — Je savais que ça arriverait, mais je ne pensais la perdre comme ça, tu sais. Après toutes ces années… pas elle. Pas pour un accident aussi bête. Pas… pour quelqu’un d’autre.

— Ne dis pas n’importe quoi, Adelphe a juste besoin d’un peu de temps.

— Du temps », Chloé laissa échapper un rire rauque, « c’est ça. Du temps. »

La seule chose qu’elle possédait désormais. Il voulut poser la main sur son épaule, mais elle s’écarta, instinctivement, incapable de tolérer ce contact qui l’aurait réconfortée.

« — Je vais partir.

— Tu ne peux pas faire ça. Le Vicomte ne te laissera pas interrompre ton contrat.

— C’est une tournée promotionnelle, le vicomte a demandé —exigé— que je parte faire du lèche-bottes à toutes les agences pour vendre… ce que je serai capable de produire. Je pars dimanche. Peut-être qu’au retour… peut-être qu’on arrêtera de me regarder comme si j’étais un assassin.

— Promets-moi de revenir. »

Elle ne parvint pas à esquiver ses mains, cette fois, leur chaleur sur ses épaules. Ces yeux où les arbres se jetaient dans l’azur d’un voyage sans retour. L’odeur de sciure qui ne le quittait jamais. Ç’aurait été si facile de promettre, de lancer ces tout petits mots : « oui, bien sûr, qu’imagines-tu ? », puis de s’envoler sans se retourner, comme toutes les villes qu’elle avait quittées en y abandonnant des pans entiers de vies, lestées de mensonges plus faciles que les adieux. Mais on ne rompait pas une promesse, aux Bas-Endraux ; on ne mentait pas à un Benoît.

« — Promets-moi, Chloé. »

L’urgence dans ces yeux. La tempête qui arrachait des feuilles aux branches tout à l’heure inondées de soleil. Les doigts qui enserraient ses épaules beaucoup trop fort. Elle songea à son arbre, son olivier qu’elle avait sculpté pour Jacques et qui semblait à présent murmurer tellement, tellement plus qu’un simple adieu à son meilleur ami. Elle posa les mains sur celles qui brûlaient ses épaules, songeant à toutes les fois où il avait eu ce geste, aux silences qu’ils avaient étirés à l’infini pour qu’elle puisse sculpter, pour sauver une oliveraie ; pour échouer, encore. L’odeur du bois dans ses mains ; les essences qui avaient imprégné sa peau au point qu’elles étaient devenues son parfum.

« — Ma parole n’a aucune valeur, même ici. Surtout ici, n’est-ce pas ? Je ne peux pas promettre une chose pareille. »

Elle ôta ses mains pour se libérer de cette étreinte à laquelle elle n’avait pas droit, tenta de sourire, puis s’éloigna de ces yeux hantés par les milliers d’oliviers qu’ils n’avaient pu sauver, voilés par la sculpture qu’elle avait achevée trop tard, bien trop tard pour qu’elle vaille encore quelque chose.

« — Tu oublies le collier. »

Chloé fronça les sourcils sans comprendre.

« — Tu as fini ta sculpture, je dois t’aider à retrouver ton collier. C’était le marché, tu te souviens ?

— J’étais supposée finir la sculpture avant les enchères, il y a trois mois…

— Tes mots exacts étaient : si j’arrive à terminer cette sculpture, tu m’aides à récupérer un collier que je n’aurais jamais dû vendre.

— Tu veux me faire croire que tu te souviens mot pour mot de quelque chose que j’ai dit il y a… je ne sais pas, cinq ou six mois ?

— Un marché, c’est un peu comme une promesse. C’est très sérieux, ici. Il faut que je t’aide à retrouver ce collier, je ne pourrais pas le faire en ton absence. Et… », poursuivit-il avant qu’elle ne puisse protester, « si tu refuses de me laisser t’aider, c’est moi qui manquerais à ma parole. Tu ne peux pas permettre une chose pareille, n’est-ce pas ? »

Il se rapprocha de nouveau, prit ses mains dans les siennes. Chloé sourit en sentant la chaleur familière l’envahir, n’osant lever les yeux vers ce visage où se dessinait un sourire un poil taquin. Le collier d’Adelphe ; elle avait toujours cru qu’elle ne pourrait jamais faire pire que ce larcin-là. Et pourtant. Toute joie la quitta en songeant à sa dernière conversation avec sa tante. Lui rendre son collier, ce n’était peut-être pas grand-chose, mais si elle pouvait guérir cette plaie-ci…

« — D’accord, tu m’aideras à retrouver le collier, je ne veux pas te faire manquer à ta parole. Maintenant, je dois aller préparer mes valises. »

Elle dégagea ses mains et s’enfuit avant qu’il ne la rattrape. Ç’aurait été trop difficile de rester et commencer à imaginer qu’un collier pourrait tout régler. Il avait ce pouvoir Benoît : celui de dissiper l’impossible. Mais Chloé ne croyait plus à la magie depuis longtemps, comme elle n’avait jamais voulu croire au destin. Elle n’était pas née de la dernière pluie et savait que ses tempêtes ne s’achevaient que sur des naufrages. Mais peut-être, cette fois-ci, pourrait-elle épargner Benoît là où elle avait échoué pour tous les autres, même si ça semblait impossible. Même s’il était déjà trop tard. De nouveau, ses pensées volèrent vers l’arbre-deuil qu’elle n’avait pas su finir à temps. Vers son adieu à Jacques qu’elle avait laissé tarder. Peut-être l’avoir achevé pourrait-il rendre le sourire à la seule personne qu’elle n’avait jamais voulu blesser.

J’aimerais croire qu’un espoir suffit.

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