1-Chapitre 7 (1/2)

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La nuit tombait doucement sur les toits des Bas-Endraux-sous-Airs, éclairant les fenêtres les unes après les autres malgré l’heure tardive. Depuis le petit carré obscur d’où elle contemplait les lumières s’allumer, Chloé rêvassait. Bientôt, un rayon troubla l’ombre de la chambre, découpant la silhouette de sa tante dans l’encadrement de la porte :

« Que fais-tu toute triste dans le noir ? »

Chloé haussa les épaules en rejoignant la voix grave. Une fois sur le palier, elle dessina un sourire sur ses lèvres. Adelphe poursuivit :

« Le dîner est prêt, je n’attends plus que toi. »

En effet, un véritable festin patientait sagement sur la table du salon, embaumant le rez-de-chaussée d’une odeur alléchante. L’artiste s’assit en face de sa tante, un pâle sourire encore sur le visage :

« Ce n’était pas nécessaire de te donner tout ce mal.

— C’est ton anniversaire quand même, je voulais marquer le coup. On n’a pas vingt-quatre ans tous les jours.

— Je les aurais tous les jours pendant un an.

— Tu m’as comprise… »

Le ton sonnait légèrement amusé, éclairé par une mince lueur au fond des yeux. Déjà, Adelphe leur servait des portions généreuses, laissant le silence aux odeurs épicées apaiser leurs esprits. La journée avait été rude, une fois de plus, au point que l’artiste s’était fait violence pour venir dîner chez sa tante alors que sa seule envie en sortant du travail était de se terrer sur son lit à l’appartement pour ne voir personne. Adelphe avait cuisiné les plats préférés de sa nièce, sans doute trop heureuse de pouvoir fêter dignement son anniversaire avec elle. L’ambiance calme, presque ouatée, enveloppait leur dégustation. Rompre le silence aurait semblé sacrilège.

Qu’il était loin, le temps où elle fêtait ça à coup de grandes soirées dans le nord, la porte ouverte à qui voulait passer, entourée de rires et d’inconnus dont l’image s’évanouissait dès qu’ils avaient le dos tourné ! À peine évoqué, le souvenir se précisa, la propulsant dans les logements de fortune où elle avait vécu durant les dernières années. Parfois, elle avait eu de la chance et c’était dans des hôtels particuliers qu’elle avait célébré sa nouvelle année. Entre l’alcool aigrelet des fêtes organisées à la sauvette et les pétillants hors de prix de certains vernissages, Chloé avait oublié les silences qui flottaient sur les tables des Bas-Endraux.

« Qu’y a-t-il ? »

La voix de sa tante la tira de ses souvenirs. L’artiste réalisa qu’elle soupirait bruyamment, toute à ses pensées, intrigant ou, pire, peinant Adelphe.

« Rien.

— Tu sais bien que je ne te croirais pas. Quand tu commences à faire cette tête, le drame pointe le bout de son nez. »

Chloé sourit malgré elle au ton amusé de sa tante. Elle leva la tête pour tomber dans les yeux patients, hésitant à lui raconter… ne serait-ce pas cruel de lui dire tout ce qu’il manquait, ici, alors qu’elle avait fait tant d’effort pour lui préparer un repas digne d’une reine ? Comme Adelphe semblait attendre une réponse, Chloé répliqua du bout des lèvres :

« C’est juste que ça faisait longtemps que je n’avais pas célébré ça… comme ça.

— Comment fêtiez-vous ça dans le nord ? »

Vous. Son sang ne fit qu’un tour dans ses veines : les premières fois, là-haut, se déclinaient à trois.

« Avec tes amis », précisa sa tante, consciente du trouble où elle venait de la plonger.

Chloé expira lentement, s’efforçant de gommer les souvenirs qui venaient de craqueler son calme.

« Avec mes amis… », répéta-t-elle pour se forcer à songer aux fêtes joyeuses —celles qui lui manquaient. Le sourire remonta lentement sur ses lèvres tandis qu’elle racontait : les appels incessants, depuis une heure du matin jusqu’à minuit ; les pâtisseries qu’on partageait à l’atelier ; les amis qui surgissaient à l’improviste avec à la main un bouquet de fleurs éclatantes, un bijou, quelques bonbons, ou même juste une minuscule carte de vœux ; et puis les soirées. Celle-là, par exemple, où ses colocataires lui avaient bandé les yeux avant de l’entraîner à moto, fermement enlacée au dos de l’un d’eux, à travers les klaxons et les vrombissements de moteurs jusqu’à ce que la vitesse lui donne la nausée. Une heure plus tard, ils s’arrêtaient au bord d’un lac pour dresser un feu de camp et chanter jusqu’au lever du jour. Ou cette autre fois, quand Chloé avait insisté pour visiter un aquarium « by night », si hypnotisée par les poissons que ses amis avaient fini par la laisser toute seule entre les litres d’eau pour aller danser sans elle.

« C’est vrai qu’on n’a jamais réussi à te décoller le nez d’un poisson. »

Elles rirent doucement alors qu’Adelphe évoquait leurs premières sorties sur l’eau, à bord du navire de son père —cet incapable, pensa Adelphe si fort que Chloé l’entendit.

« Tu aurais voulu que j’invite quelqu’un ? Tu étais toujours entourée d’amis dans le nord… »

La phrase se suspendit sur les mots qu’Adelphe ne dirait jamais : mais tu n’as plus d’amis ici.

Chloé baissa les yeux sur son assiette, songeant que la soirée aurait sans doute été plus joyeuse avec d’innombrables visages réjouis. Elle songea rapidement à Jacques, celui qui avait accompagné toutes ses folies avant son départ des Bas-Endraux, mais il n’avait pas donné signe de vie depuis son retour. Elle n’était même plus sûre de son adresse. Benoît avait signalé que Nanie souhaitait lui parler, peut-être à ce sujet justement ? Elle ne voulait pas penser à l’ébéniste, à son regard dur, ses mots coupants et ses ordres intenables.

« Non », répondit-elle, « juste toutes les deux, c’est très bien. »

C’était même parfait, en fait : le silence. Le calme, la douceur d’un soir d’été aux odeurs d’épices et de miel.

Adelphe s’absenta pour aller chercher le dessert, et Chloé sut, avant même de le voir, que ce serait son gâteau préféré surmonté d’une unique bougie, blanche, toute seule, toute droite au-dessus du glaçage bleu qui dessinerait de petites vagues, sa petite mèche portant une oriflamme tremblante qu’elle n’oserait pas souffler. En effet, le dessert rond correspondait en tout point à celui de son enfance —de la seule fois où elle avait fêté son anniversaire chez sa tante. Chloé s’abîma dans la contemplation des reflets de la flammèche sur les ondes gelées du décor, des vaguelettes bleues saupoudrées de sucre glace qui se prenait pour de l’écume.

« Tu l’avais tellement aimé à l’époque que je pensais que ça te ferait plaisir. »

Émue, Chloé se contenta d’assentir en silence. « Aimé » était un piètre euphémisme pour le sentiment qui gonflait son cœur en cet instant. Elle se serait sans doute égarée dans la fascination si sa tante n’avait posé la main sur son épaule, du geste légèrement pesant de celle qui se détend enfin. Chloé leva les yeux, étonnée par cette soudaine proximité. Elle découvrit le paquet cadeau aux couleurs ternes dans la main de sa tante.

« Joyeux anniversaire, petit poisson. »

Une vague de honte la submergea brutalement : non seulement elle n’avait jamais souhaité son anniversaire à sa tante, mais elle avait aussi volé une partie de ses bijoux pour les revendre dans le nord afin de ne pas revenir. Se voir ainsi entourée d’attention après toutes les peines qu’elle lui avait causées sonnait discordant. Presque impardonnable. Un filet de voix lui échappa :

« Tu n’aurais pas dû.

— Ça me fait plaisir. »

Ça ne devrait pas.

Interdite, Chloé se retrouva avec le cadeau entre les mains, ne sachant si elle devait l’ouvrir. Le regard doux d’Adelphe la convainquit enfin de défaire les plis soigneusement organisés du papier. Un appareil photo. Ou plutôt : l’appareil qu’elle rêvait de s’acheter depuis des années.

« Mais ça coûte une fortune !

— Depuis quand t’inquiètes-tu d’argent, toi ? C’est celui que tu voulais, il me semble.

— Adelphe… »

Aucun mot ne lui venait pour exprimer son bonheur, sa gratitude, sa honte. Des larmes inondèrent doucement ses yeux avant de couler sur ses joues blêmes, qu’elle s’efforça d’essuyer d’une main tremblante sans faire tomber le précieux présent.

« Ne pleure pas, Chloé, c’est juste un appareil photo. Entre tes mains, il deviendra magique. »

Le regard de l’artiste s’accrocha à la flamme si fragile qui rendait le glaçage vivant comme une mer timide. Elle déballa l’appareil pour le braquer sur le glacis. Un flash aveuglant fit scintiller le bleu. En regardant l’image, l’artiste retrouva la même saveur que l’océan sous le soleil de midi.

« C’est toi qui es magique, Adelphe. »

Sa tante sourit, de ces sourires rares qui la rendaient soudain sublime.

« Alors, tu la souffles, cette bougie ? Il y en a qui ont encore faim. »

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