3-Chapitre 9 (4/4)

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B. : Salut puceron, tu m’en dois une. Bientôt deux.

Ben haussa les sourcils en lisant le message. Il plissa les yeux en tentant de comprendre ce que Bénédicte voulait dire par là, puis le téléphone se lança dans une sonnerie rageuse. Le vicomte. Ben décrocha aussitôt pour s’éviter une migraine tandis que Jo lui faisait signe qu’il l’attendrait dehors.

Après sa conversation avec son chef sur l’organisation du prochain bilan et l’avancement —très relatif— de la réfaction du secrétaire à tiroir qu’il s’escrimait à finir malgré sa main défectueuse, Ben rejoignit Jo dans la voiture.

« — C’était le vicomte ?

— Oui, il veut savoir s’il peut accepter d’autres contrats pour le prochain bilan ou si nous sommes trop incapables d’honorer nos engagements pour nous lancer dans des affaires fructueuses.

— Si tôt le matin ? Il est à peine huit heures ! »

Ben se cala dans le siège passager en bouclant sa ceinture. Jo maugréa durant tout le trajet sur les manières du vicomte, ne s’interrompant qu’au carrefour principal pour éviter d’emboutir un cycliste qui avait oublié de regarder à droite (entendre que Jo remplaça ses ruminations par une bordée d’injures à l’encontre du cycliste).

La journée se passa particulièrement bien, ce qui était assez reposant au vu des derniers mois. Depuis son poste, Ben avait une vue imprenable sur le travail de Chloé, étonné de voir à quel point elle s’impliquait dans l’arbre à l’enfant. Au début du trimestre, il n’avait pas compris pourquoi elle avait abandonné cette sculpture pour se lancer dans le buste alors qu’il restait « si peu » à faire. À présent qu’elle s’y était de nouveau attelée, la quantité de travail restante semblait monstrueuse, mais il ne pouvait nier que ne pas sculpter le socle aurait défiguré l’œuvre.

Un dé géant, percé par les racines de l’olivier qui en germait, s’y reposait entièrement, l’arbre était suspendu à l’unique vouloir de ce cube étrange et tentait malgré tout de s’en affranchir en étirant ses racines et ses branches vers l’ailleurs… et la fillette qui tentait de cueillir une étoile abritée au creux de ses feuilles… Si elle terminait cette pièce pour de bon, sans la détruire, peut-être le vicomte ne la renverrait-il pas. Un si bien plus impossible à envisager que la finesse de son talent. Il ferma les yeux, se forçant à replonger dans sa marqueterie.

À midi, Agnès leur rappela qu’ils avaient restaurant avec elle ce soir-là : c’était son anniversaire, et elle avait décidé d’inviter tous les gens qu’elle aimait bien pour passer une bonne soirée au restaurant de madame Brodaux. Jo sourit en lançant un regard entendu à Ben : il y avait de fortes chances pour que Jude soit de la partie et qu’Agnès la lui colle entre les pattes. L’ébéniste leva les yeux au ciel pour toute réponse, se disant que Judith n’avait aucune commune mesure avec son Fantôme, étant pour commencer beaucoup trop jeune. Ce fut dans la bonne humeur qu’ils quittèrent leurs postes le soir venu, faisant la queue pour les douches afin de ne pas avoir à repasser par chez eux.

Le groupe se scinda en trois voitures —même Hélios était de la partie même si Ben doutait qu’elle soit particulièrement amie avec Agnès— et se retrouva tout sourire dans la salle du restaurant. Madame Brodaux et Adelphe prenaient un verre au comptoir en parlant à mi-voix, elles les saluèrent en les voyant entrer, puis décidèrent de s’installer sur une table en terrasse pour laisser les jeunes entre eux. Chloé se mordit la lèvre lorsqu’elles passèrent à côté d’elle et répondit à leurs salutations d’un demi-sourire.

Les convives s’installèrent alors autour de la table réservée par Agnès, bientôt rejoints par une dizaine de ses anciens camarades de classe. L’ambiance allait bon train, chacun riant de tout et de rien, même Hélios se laissa aller à faire quelques plaisanteries dont on rit de bon cœur. Après les entrées, Ben s’excusa pour aller à la salle d’eau. Il patienta quelques minutes dans le couloir avant de s’enfermer dans la pièce exiguë.

On venait d’apporter les tourtes lorsque les cris éclatèrent au-dehors. Ils n’avaient pas eu le temps de réagir qu’un homme déboulait dans la salle, Nanie et Adelphe sur les talons. Il portait une veste en cuir et des lunettes fumées très sport, ce qui indiquait clairement qu’il n’était pas du coin. Adelphe lui gronda de sortir en l’attrapant par le col, mais il esquiva sa main pour se diriger droit sur eux.

Aussitôt, Samuel, Joël, et trois autres garçons se levèrent pour faire barrage. Puis Agnès et les autres.

« — Toi, tu sors !

— C’est pas toi qui vas me donner des ordres, Sam. »

L’homme bouscula violemment le menuisier qui retomba assis sur sa chaise, le souffle coupé.

« — C’est quoi cet accueil ? Un an qu’on s’est pas vu et vous me recevez comme un tôlard ? Ça va, on se calme, je dois juste parler à Ben. C’est pas encore un crime, que je sache.

— Bénédicte, tu ferais mieux de partir… »

Le sang se glaça dans les veines de Chloé. Alors c’était lui, le frère ? Il ressemblait à ces hommes du nord avec qui elle avait fait la fête. En plus vieux. L’altercation ne semblait pas s’arranger. Elle comprit soudain qu’ils tentaient tous de protéger Benoît parce qu’ils pensaient que c’était de sa faute s’il avait une main en moins. Joël essayait de faire reculer Bénédicte en lui murmurant des mots précipités, mais le brouhaha empêchait de comprendre. Adelphe parvint à attraper le frère par le col, les yeux ivres de colère. Oh, la colère d’Adelphe… Chloé se mordit la lèvre. Le frère se dégagea violemment et cracha quelque chose… ça allait dégénérer.

Brusquement, ses jambes se détendirent. Chloé se retrouva entre le frère et sa tante, sans même s’en rendre compte. Puis elle songea au taureau. Aux stupides cornes qu’elle n’avait pas su attraper à temps. Et maintenant, elle allait se faire empaler. Trop tard d’avance.

« — C’est bon, laisse-le.

— Reste en dehors de ça, Chloé, tu as assez de problèmes pour te plonger dans ceux des autres. »

Les yeux d’Adelphe. Le regard de sa mère. Ces yeux dont elle était la seule à ne pas avoir hérité. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang.

« — C’est de ma faute. Il n’a rien fait. C’était moi… la main… c’était un accident. Je te jure que c’était un accident.

— On ne jure pas aux Bas-Endraux. »

Ces yeux. La colère fondit. C’est à cet instant qu’elle la vit, dans le seul regard qui avait refusé de la laisser entrer jusqu’alors ; elle s’étira, se répandit lentement à la surface de ces iris qui pouvaient traverser toutes les palettes des émotions —toutes, sauf celle-ci— : la déception. Les cornes fictives de la corrida la traversèrent de part en part, pulvérisant le mur de gravats qui s’était accumulé sur les boulets, les enclumes, les angoisses putrides de ses échecs.

« — Je n’arrive pas à croire que tu m’aies menti pendant tout ce temps.

— Mais elle te l’a dit, Adelphe. »

La voix de Benoît, si calme, si inexpressive dans le silence soudain qui engluait ses membres.

« — Le jour où nous avons déjeuné ensemble, le lendemain. Elle te l’a dit au sommet des escaliers, et encore à table. Tu n’as pas voulu écouter. »

Le bras de Benoît autour de son épaule. Sa chaleur, cette chaleur qu’elle pensait ne plus jamais ressentir. Son odeur de sciure et d’olives pressées.

« — C’était vraiment un accident, Adelphe. Un accident idiot qui ne serait jamais arrivé si je ne lui avais pas fait perdre un demi-million. »

Un long sifflement résonna dans leur dos.

« — Alors c’est pour ça que t’as besoin d’argent ? Tu t’es endetté auprès de Chloé ? La Chloé D. ?

— ça suffit, Bénédicte. »

Un hoquet. Joël, estomaqué :

« — Tu as demandé de l’aide à Bénédicte ? Avec tous les gens qui auraient pu t’aider, c’est lui que tu as contacté ? Et tu ne m’en as rien dit ? »

Benoît l’entraîna alors hors du restaurant. Elle ne savait même pas comment ses jambes continuaient de fonctionner avec les cornes plantées au creux de l’estomac. Mais il y avait ce bras autour de ses épaules qui lui laissait croire, ô si frêle espoir, qu’elle ne mourrait peut-être pas encore ce soir.

Ben conduisit lui-même la voiture dans un silence parfait, ni pensif, ni tendu ; un silence comme lui seul savait les tisser. Il s’arrêta devant la boîte aux lettres dont les caractères brillaient faiblement dans le soir tombant. Phytammos. Chloé le suivit jusqu’à l’intérieur, s’assit sur le canapé et demeura immobile. Elle ignorait si elle voulait pleurer. Son corps hésitait, se demandant s’il n’était pas passé au-delà des larmes, dans cet état étrange où l’esprit s’anesthésie de lui-même pour ne pas permettre à la trame du réel de lui créer de nouveaux accrocs.

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