4-Chapitre 32 (4/4)

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(MODIFIE LE 19/09/2022)


« Dans quels rêves as-tu emprisonné tes pensées ? »

N’obtenant aucune réponse à sa question, l’artiste se redressa au-dessus du visage encore masqué malgré leur nuit. Allongée sur lui, elle sentait ses muscles se tendre sous son poids, percevant une légère grimace alors qu’elle s’éloignait délicatement de son torse pour s’assoir sur les hanches à peine rhabillées. L’odeur de l’herbe piétinée se mêla à celle que le vent leur apportait du château, avec le délicieux fumet des restes du banquet. L’idée de prolonger le festin l’effleura, mais son cavalier semblait à bout de souffle.

Retrouvant sa respiration, le masque-bois lui sourit doucement, continuant de caresser sa main du bout des doigts qui dépassaient d’une mitaine dorée. Il avait des doigts solides et rugueux, pleins d’une fermeté tendre. Pourtant, une légère crispation les agitait parfois lorsqu’elle s’y accrochait, et il les retirait vivement, comme craignant qu’elle ne les brise entre ses mains pourtant délicates.

Chloé caressa le velours d’une cicatrice qui dépassait de l’encolure du tricot qu’il n’avait pas ôté durant la nuit. S’emmêlant dans les pans ouverts de la chemise, les doigts de l’artiste remontèrent doucement vers la base du cou, la mâchoire, les lèvres silencieuses qui embrassèrent ses doigts au passage. Puis elle écarta quelques mèches noires dont les boucles, collées par la transpiration, s’étaient égarées sur le bois du masque sculpté. Chloé dessina chaque trait, chaque crevasse, chaque volume de cette sculpture magique qu’aucune main humaine ne pouvait créer… elle hésita encore à lui demander qui l’avait sculpté, ce masque impossible, si c’étaient bien ses doigts à lui qui avaient su lui insuffler la magie… Mais, une fois encore, la crainte de retomber dans la réalité la réduisit au silence. Une terreur sourde que découvrir l’identité de son amant détruise l’illusion si fragile de ces nuits-oubli.

De nouveau, l’homme laissa échapper un sourire d’une obscurité étrange, absorbant la lumière qui se posait sur le caramel de sa peau —goût de bois chaud—. Malgré le soleil qui se levait sur le potager où ils avaient abrité leurs débats, la couleur de ses yeux restait indéfinissable, à peine surnageait un reflet pâle qui semblait sombrer dans l’océan de ces deux gouffres.

« Tu noies encore la lumière, masque-nuit. Quelles ombres ont réclamé ton âme pour te laisser engloutir même lorsque l’aube se lève ? »

Il garda le silence, encore, dessinant sur sa peau des arabesques légères comme des flocons, douces comme des plumes, et tout aussi frissonnantes que l’un et l’autre. Chloé soupira en se rallongeant à ses côtés, prenant garde de ne pas écraser son buste tout en se lovant contre sa chemise froissée. Elle huma son parfum dont les essences de cèdre se démarquaient à peine dans l’eau de Cologne. Elle regretta qu’il use une odeur factice pour couvrir la sienne, sans doute bien plus agréable que cette eau chimique.

Bientôt, le jour serait tout à fait là, emportant avec lui les restes de leurs danses, les murmures qui avaient grippé les rouages du temps, les soupirs dont ils avaient rempli l’air chaud avant que la rosée révèle les étoiles dans leurs chevelures emmêlées. Bientôt, lorsque l’astre d’or aurait tout à fait écarté les pans de son sommeil, elle replongerait dans les océans de larmes qui tempêtaient en elle, incapable de croire plus longtemps que la magie pouvait ressouder les fractures de la confiance brisée. Bientôt, mais pas encore tout à fait. Alors elle se redressa pour plonger son regard sur ce visage masqué de feuillages et d’étoiles, s’abreuvant à l’art, à la ciselure délicate des racines emmêlées à la peau de l’homme-magicien, à l’incurvé aérien des feuilles qui se jetaient dans une nuit parsemée d’étoiles, aux travées rugueuses de ces minuscules branches qui noyaient des yeux aux éclats bleus —azur d’une immensité craintive de se révéler—. Chloé s’abîma dans l’admiration de la fragilité gracile des pensées qui avaient su créer ce qu’elle-même ne parviendrait jamais à esquisser…

Ce fut à cet instant qu’elle comprit pourquoi L’Amour lui échappait. Pourquoi sa sculpture si lisse, si parfaite, d’une réalisation si méticuleuse était dénuée de la moindre vibration. Pourquoi elle échouait. Elle lut dans ces yeux aux reflets de ciel, dans la lumière agonisante de ce masque sans visage, dans l’ombre éclatante de ce silence, dans le parfum d’herbes et d’olives de ce sourire, elle découvrit ce qu’il manquait à L’Amour.

Alors Chloé se redressa et partit en courant : elle devait sculpter.



Ben se redressa sans comprendre quelle mouche l’avait piquée, l’observant arracher ses chaussures aux talons vertigineux pour s’envoler plus vite encore dans le soleil levant. Il se redressa lentement, ôta son masque qui commençait à lui tenir trop chaud dans l’éclat de cette aube fracassante, passa une main dans ses cheveux pour discipliner les boucles noires qui lui tombaient dans les yeux. La robe de sa danseuse-citrouille dessinait une petite ombre sur l’orbe du soleil. Il plissa les yeux pour l’observer disparaître à l’angle d’une rangée d’orangers.

Alors Ben reboutonna sa chemise, récupéra sa veste qui leur avait fait un oreiller peu efficace et parti ramasser les chaussures de sa Cendrillon d’ombres.

Tant pis pour la journée magique avec elle, cela lui laisserait le temps d’aider à la récolte des olives. Il partit rejoindre ses amis en songeant à ce regard d’huile qui s’était enflammé dans les rayons de l’aube.

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