4-Chapitre 34 (2/2)

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La conversation du petit groupe qui faisait bande à part au comptoir de la cuisine s’était interrompue à son approche, étirant un moment de gêne intense dont elle avait profité pour s’asseoir sur l’un des tabourets en face de Joël comme si elle ne se rendait compte de rien. Chloé avait l’habitude que les conversations s’arrêtent à son arrivée, de la gêne pesante qui s’installait aussi bien sur les gens que sur son estomac, et des regards un peu apeurés à l’idée de trouver un sujet de conversation neutre pour éviter un scandale. Mais elle n’en pouvait plus du regard de merlan frit de celui qu’ils appelaient Poirot et du venin de Jude.

« Il y a pénurie de cacahouètes au salon, on dirait que vous faites de la rétention. Ça ne vous dérange pas que je vienne me servir à la source pour éviter l’embargo ? », annonça-t-elle en souriant, tendant la main au dessus du ramequin. Vanessa accepta sans cesser de la dévisager.

« Bénédicte n’est pas là ? », s’étonna Chloé, plus pour dire quelque chose que par réelle curiosité.

Lorsqu’elle était partie le mois dernier, il était encore à l’hôpital. Mais sa question anodine sembla éclater comme une mine au milieu d’un terrain mal défriché. Les yeux de Joël lui sortirent du crâne, Vanessa renversa un ramequin et Albert s’étouffa sur son vin.

« Alors toi ! », crachota-t-il en s’essuyant la bouche.

« Benoît disait qu’il se rétablissait bien, il y a un problème ? »

Vanessa expira doucement, puis elle récupéra les fruits secs avec son frère pour rejoindre la table basse et mettre fin à la pénurie, la laissant seule avec Joël.

« On ne parle pas de lui ici.

— Benoît ne le déteste pas.

— Ben ne déteste personne, en plus, c’est son frère. Mais Bénédicte lui a un peu cassé tous les os du corps, en plus de lui emprunter des milles et des cents, alors on n’en parle pas. Si tu veux tout savoir, dès qu’il a pu tenir sur ses deux pieds, il a pris ses jambes à son cou pour ne surtout pas nous aider à nous sortir de notre purée.

— Oh, je vois. Et votre purée, on n’en parle pas non plus, je présume ?

— Certainement pas ce soir et pas avec du monde autour. Ben a le droit de déconnecter un peu !

— Comment va-t-il ?

— Qui ?

— Benoît. Il a l’air… bizarre, ce soir. À côté de ses chaussures. »

Joël lui dédia enfin un sourire tordu, plein de joyeux sous-entendus qu’elle ne savait pas interpréter, mais qui réchauffait le cœur. Il s’accouda au comptoir :

« Excellente question, qu’en penses-tu ?

— Tu ne sais pas comment va ton cousin, avec lequel tu vis?

— ça ne me ferait pas de mal d’avoir l’avis objectif de quelqu’un d’autre. Comme tu t’es absentée un mois, je pense que tu es la mieux placée pour me donner une opinion éclairée et parfaitement dépourvue de biais. »

Vaincue par cette logique qui lui échappait complètement, Chloé lui fit des yeux ronds, mais réfléchit à la question.

« Pas de cernes, donc il dort plus. Il a pris le temps de se raser ce matin alors qu’il oubliait assez régulièrement ces derniers mois. Il ne m’a pas donné l’impression de s’effondrer sous une surcharge de travail aujourd’hui. Sa main a l’air en bien meilleur état. »

Elle piqua du nez en évoquant ce détail, décida d’enchaîner pour ne pas leur laisser le temps de s’appesantir dessus : « Il a changé de savon. Il sourit beaucoup, mais en même temps c’est son anniversaire donc ça semble normal. Il parle très peu, il n’est pas franchement loquace d’habitude, mais on dirait qu’il a perdu sa langue ce soir. J’ai l’impression qu’il a les idées complètement ailleurs, même lui ne sait pas trop où. »

Elle faillit rajouter : assez souvent dans mon décolleté, mais Joël n’avait pas besoin de connaître ce point, et ça la gênait un peu parce qu’il s’agissait de Benoît et que… eh bien, c’était l’antithèse de tous les hommes qu’elle avait rencontrés dans sa vie, et se dire qu’il pouvait s’égarer sur un détail de ce genre lui faisait de la peine. C’était bien la première fois que Chloé était peinée de plaire physiquement à quelqu’un qui était loin d’être désagréable à regarder. Elle s’arrêta sur cette pensée surgie de nulle part, étonnée de la rencontrer. Puis elle se concentra sur Joël parce qu’elle n’avait pas envie de savoir d’où ça venait, et encore moins où ça pouvait conduire.

« Alors, j’ai juste ? », lui sourit-elle.

« Il a changé de savon ? », ton légèrement incrédule de Joël. Chloé se sentit rougir et tenta aussitôt de se justifier pour détourner l’attention :

« Avant c’était plutôt des odeurs florales, mais maintenant il a un parfum de menthe fraîche et d’hibiscus, ça lui va bien. C’est assorti à ses yeux. »

Bon, ce n’était pas le détail le plus intelligent à pointer quand on essayait de ne pas se poser de questions. Et puis qui pouvait sérieusement dire qu’un savon était assorti à des iris, même si on parlait de ce bleu impossible piqueté de vert flamboyant qui n’aurait légalement pas dû exister ? Le sourire de Joël s’élargit tandis qu’il lui murmurait au bord de l’hilarité :

« Alors toi ! C’est vrai qu’il a l’air d’aller mieux, je suis content de voir que ce n’est pas qu’une impression. »

Chloé soupira de soulagement et atténua sa rougeur dans son verre de vin blanc qui se trouva vide trop rapidement. Elle fut donc obligée de le reposer pour contempler Joël qui semblait aussi avoir la tête un peu ailleurs. Elle suivit son regard sans vraiment de surprise, ne faisant que confirmer ses déductions.

« Vanessa est super jolie. Et elle a l’air gentille. »

Joël lui lança un regard suspicieux. Il se servit un nouveau verre de blanc d’un air détaché, mais son sourire frémissait un peu trop.

« Son frère aussi est pas mal dans son genre.

— Dans son genre ? Quel genre ? »

Chloé glissa son verre à pied vers lui pour l’inviter à la resservir. Elle fit ensuite tourner le liquide un instant en fixant Joël, hésitant entre le cash bien direct ou la subtilité. Finalement, elle choisit un entre-deux qu’il interpréterait à sa préférence :

« Dans le genre merguez du dix-neuvième. »

Joël, perdit un coin de son sourire, le retrouva, glissa un regard en douce au salon et reporta son attention sur elle.

« Ah ? Tu trouves qu’il a une tête de saucisse périmée ? »

Chloé éclata de rire, comprit qu’il avait compris, mais qu’il ne souhaitait pas aborder le sujet de front.

« Tu sais, il n’y a aucune honte à aimer les barbecues. Même s’il y a des gens qui préfèrent la salade, tout le monde a le droit d’aimer les chipos, les brochettes juteuses et les côtelettes bien assaisonnées.

— Tu es du genre barbecue, toi ?

— J’en ai fait quelques-uns qui m’ont laissé un très bon souvenir. »

Elle faillit rajouter qu’elle venait de se découvrir une passion pour l’huile d’olive, mais ça risquait de tomber comme un cheveu sur la soupe.

« Si jamais ton boucher te déçoit un jour, je peux te donner quelques bonnes adresses… dans le nord, malheureusement.

— Mon boucher ne me décevra pas. »

Joël semblait parfaitement sûr de lui derrière son sourire amusé. Benoît venait de les rejoindre pour remplir son verre à la bouteille qu’ils gardaient jalousement, étonné de cette déclaration.

« Vous avez un problème avec la viande de madame Sancho ?

— Non, je suis omnivore », répondit Chloé.

« Tout le monde est omnivore. C’est un peu la base du système digestif humain », fit remarquer Benoît avec le plus grand sérieux.

Chloé regarda Joël qui lui fit des yeux immenses pour qu’elle comprenne que Benoît ne comprenait rien et que ce n’était pas prêt de changer. Elle lui répondit de même pour lui demander pourquoi il ne voulait pas discuter de son régime alimentaire avec son cousin, à quoi Joël répliqua, toujours à coups de regards appuyés, qu’on parlait quand même d’une andouillette (il semblerait qu’ils avaient l’un et l’autre des yeux très expressifs). Benoît les considéra tour à tour, étonné par leurs attitudes puis sembla percuter quelque chose, car il leur demanda tranquillement :

« Ah, vous parlez du bal ? C’est sûr qu’il y en avait pour tous les goûts.

— Tu es plutôt fruits ou légumes ? », lui demanda Chloé avec une arrière-pensée qu’elle flanqua dans un placard à grands coups de chaussures qu’elle avait oubliées sur les pelouses du château.

« Je ne sais pas trop, tout était appétissant. La vicomtesse a dû dépenser une fortune en traiteur vu le thème. Je dirais que les feuilletés aux épinards et aux écrevisses étaient vraiment bons. Et vous ? »

Parler régime alimentaire avec Benoît tenait du surréalisme. Ils brodèrent laborieusement autour du sujet le temps qu’il finisse son verre avant de se faire alpaguer par Judith qui l’entraîna de nouveau au salon. Alors Joël se pencha vers Chloé sans lâcher son cousin des yeux :

« Tu sais, dès fois, je me demande s’il n’est pas un peu simplet. Et des fois, je me dis qu’il le fait exprès pour me rendre chèvre.

— Et ce soir, c’est plutôt quoi selon toi ?

— Franchement ? Je crois que son cerveau s’est fait la malle pour un aller simple. »

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