4-Chapitre 35 (2/3)

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La supérette de son quartier était fermée les jeudis soirs, ce qui obligea Chloé à faire un détour par celle qui siégeait à deux rues de la maison de sa tante. Beaucoup trop fréquentée à son goût. Malgré l’heure tardive, elle craignait d’y rencontrer du monde, ce qui ne manquerait pas de couler un peu plus les quelques viscères qui surnageaient dans sa culpabilité.

Depuis son retour aux Bas-Endraux-sous-Air six jours plus tôt, la sculptrice avait fait de son mieux pour esquiver tous les lieux où elle risquait de croiser plus d’une personne (ce qui voulait dire : partout en dehors de l’anniversaire de Benoît), mais le vide sidéral de ses placards ne pouvait être ignoré plus longtemps. Même habituée à jeûner plusieurs jours d’affilés à cause d’un entraînement spartiate à l’époque où elle était sans le sou dans le nord, son corps souffrait de certaines fonctions qui obligeaient à des achats non repoussables. Chloé se força donc à ce détour pour acheter les biens de première nécessité en serrant les dents.

À peine son vélo posé contre le mur à côté de la vitrine, elle enfonça un peu plus son bonnet sur son front et plaça son casque audio sur les oreilles avec la musique un poil trop fort pour étouffer l’angoisse, puis elle poussa la porte battante —il fallait tirer— pour entrer. Deux personnes attendaient à la caisse : elle ne leur laissa pas le temps de la dévisager, se jetant presque dans les rayons pour esquiver les regards écœurés qui l’accueilleraient. La lumière jaunâtre des néons en fin de vie lui piquait les yeux, et une migraine malvenue s’annonçait. Mais Chloé l’ignora, cherchant les produits d’hygiène avec fébrilité. Moins de dix minutes plus tard, elle s’engageait dans le dernier couloir pour faire la queue à la caisse.

Puis son cœur rata un battement : Adelphe payait. Souriante, calme, les gestes lents comme à son habitude, comme évoluant sous une nappe d’eau, sa tante comptait la monnaie qu’elle tendait au fur et à mesure au caissier. Bien sûr qu’Adelphe était là, elle habitait à deux rues, et elle faisait toujours une ou deux courses le jeudi soir pour éviter la cohue du lendemain. Chloé s’en voulut d’avoir oublié, se demanda si ce n’était pas un acte manqué de sa part, un désir inconscient de voir sa tante, et se contenta de la fixer en serrant les anses de son sac à s’en blanchir les jointures. Puis le monsieur devant elle dit quelque chose, et Adelphe tourna la tête pour répondre, le sourire toujours aux lèvres.

Ce fut à ce moment-là que leurs regards se croisèrent. Adelphe la reconnut —bien sûr, c’était sa tante—. En une fraction de seconde, les émotions défilèrent dans les yeux d’Adelphe —ces yeux qu’elles avaient dans la famille— puis se fixèrent sur cette émotion qui retournait les entrailles, le cœur, les pensées, la confiance, et tout ce qui pouvait permettre à un être humain d’exister. Le regard de sa mère. Puis Adelphe détourna la tête pour récupérer ses courses et partit, sans un mot de plus, sans un regard. Son dos disparut derrière la vitre, sa silhouette s’éloigna de son pas lent, tranquille, légèrement voûté. La démarche de ceux qui ont tout le temps de monde et rien à se reprocher : le pas des gens d’ici.

Chloé se mordit la lèvre. La migraine repointait son nez. Elle devait absolument manger.

Quand elle récupéra son vélo, son téléphone vibra dans sa poche, mais elle enfourcha le vieux bicycle et s’élança sur la route. À peine arrivée dans le taudis qui lui servait d’appartement —comment appeler autrement cette ruine où la poussière se mélangeait aux écailles de peinture et où l’électricité hésitait à rendre l’âme toutes les deux minutes ?— l’artiste arracha ses vêtements pour se jeter dans la douche et se récurer la peau jusqu’au sang. Se laver de la honte. Mais ça ne s’effaçait pas comme ça, la honte, et encore moins la culpabilité. Alors elle s’enfouit dans son pyjama et contempla l’idée de ne pas dîner. Peut-être qu’en continuant de ne pas manger pendant encore quelques jours, tout finirait par prendre fin…

La sonnerie enjouée de son mobile la força à s’extirper de ces idées glauques, et elle déverrouilla l’écran. Le nombre de messages non lu était hallucinant, mais cela n’avait rien de surprenant : à peine une semaine plus tôt, elle enchaînait les galas, les vernissages et les expositions, les concluant systématiquement par des fêtes qui n’en finissaient pas de s’enchaîner. En un mois, elle avait rattrapé tout le retard que son exil forcé aux Bas-Endraux lui avait imposé, connaissant par cœur toutes les adresses à la mode, les derniers artistes à ne pas manquer, les carnets d’adresses ambulants… Bref, tout ce qui faisait la vie dans le nord. Mais à quoi cela servait-il ici ? Rien. Si ce n’était recevoir des invitations inutiles pour des instants de vie perdue qui lui échapperaient. Comme à son retour neuf mois plus tôt, Chloé effaça les messages sans les lire. Elle se contenta d’ouvrir celui de Benoît, parce qu’il était ici, lui, et qu’il avait ce don pour apaiser la tempête dans ses entrailles.

Benoît : Comment vas-tu ?

Ils s’étaient vus toute la journée, il n’avait quand même pas sérieusement écrit ça ? Chloé hésita à jeter le téléphone sur sa pile de vêtements qui traînait toujours à côté du fauteuil à bascule où elle terminait cette journée atroce, puis se dit qu’il avait peut-être un don de divination.

Chloé : Bof.

Deux minutes plus tard, il avait dû retrouver son téléphone, car la réponse arriva.

Benoît : Plaît-il ?

Chloé : depuis quand tu parles comme ça ?

Benoît : C’est plus facile de parler correctement à l’écrit. Tu avais l’air d’aller mieux tout à l’heure, que t’arrive-t-il ?

Chloé : j’ai croisé Adelphe.

Benoît : Avez-vous pu parler ?

Chloé :…

Benoît : Veux-tu que je l’appelle ?

Chloé : certainement pas. T’occupes pas de ma vie.

Chloé : ça doit faire 20 fois que je te le dis.

Le téléphone se tut. L’artiste le garda entre les mains, longtemps. Les minutes défilaient dans le coin supérieur droit, sans qu’aucun message n’apparaisse. Elle lâcha l’appareil sur la pile de linge et alla se préparer une salade. Après son maigre dîner, l’artiste s’imagina s’atteler à la table de dessin, mais son instinct lui disait qu’elle risquait d’y passer la nuit et que ce n’était pas une bonne idée d’arriver encore en retard dès la première semaine de son retour. Sur le chemin de sa chambre, elle vit la loupiotte du téléphone mobile clignoter. Nouveau message.

Benoît (une bonne demi-heure après leur échange) : Il n’empêche que je dois quand même t’aider à retrouver ton collier. Par où commençons-nous ?

Chloé : on s’en moque de ce collier. Ça ne changera rien.

Benoît : Une promesse est un dû. Dois-je te rafraîchir la mémoire ?

Chloé :…

Après réflexion, elle rajouta :

Chloé : je l’ai vendu au mont-de-piété il y a deux ans. Je devrais avoir le reçu quelque part.

Benoît:

Mais Chloé lâcha le téléphone et alla s’enfermer dans sa chambre sans lire la réponse. Même si elle lui rendait son bijou, Adelphe ne lui pardonnerait rien. Chloé soupira à l’idée de sa syrinx disparue trois mois plus tôt, sur ce lit où son masque-nuit avait su lui rendre espoir en tant de choses avant qu’elle ne détruise tout —tout ce qui lui restait encore—. Alors elle ouvrit le tiroir de sa table de nuit et avala deux comprimés blancs.

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