4-Chapitre 36 (2/4)

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(SUITE DIRECTE DU CHAPITRE PRECEDENT)

Quelques heures plus tard, une liasse s’écrasa sur les pages qu’il redessinait.

« C’est quoi ça ?

— Mes idées. »

Ben se passa les mains sur le visage avant de contempler son artiste préférée et son expression défensive. Après tout, c’était elle qui avait sculpté J.A.C.Q.U.E.S., elle était plus à même que tout le monde d’en faire ressortir le concept. Il tourna alors les pages crayonnées au carbone pour contempler les courbes impossibles qu’elle proposait.

« Ne le prends pas mal, mais… comment est-ce que cette table tient debout ?

— Je me disais qu’on pouvait la suspendre au plafond avec des filins d’acier. Du genre fils de pêche qu’on utilise en haute mer.

— Mais quel est le rapport avec ton olivier ? »

Chloé haussa les épaules, puis tourna la page pour révéler un assemblage de chaises et de tabourets en formes de dés en dentelle —la même que celle du socle de son œuvre—.

« Tu es sûre que c’est assez solide pour qu’on puisse s’asseoir dessus tout un repas ?

— Eh, je suis artiste, pas menuisière. La solidité, c’est votre métier. Moi, je gère l’esthétique, d’accord ?

— Évidemment… Et ça, c’est quoi ?

— Un arbre.

— Mais en termes de meuble ?

— J’en sais rien, à vous de trouver. »

Ben enfonça le visage dans ses mains et refusa de l’en ôter. Dans son dos, les autres commençaient à remballer leurs affaires. L’heure avait bien tourné depuis qu’il s’était lancé dans la revue des esquisses. La main familière de son cousin le secoua doucement :

« Bichette, tu ne vas pas faire un blocage dès le premier jour sur le dossier ?

— Ça dépend, tu m’as rendu tes esquisses ? »

Jo ne répondit pas.

« Évidemment. »

Quand Ben émergea de ses mains, Jo et Chloé consultaient les dessins en murmurant sur leur faisabilité ou complexité.

« Et tes dessins à toi ? », demanda Chloé lorsqu’elle remarqua qu’il les observait. « C’est facile de critiquer nos idées, mais je remarque que tu n’as rien préparé du tout.

— Moi, je dois dessiner les vrais plans, calculer les coûts de production, proposer un prix de vente pas trop délirant, constituer un dossier cohérent et le défendre devant la baronne, c’est dix fois plus long que de griffonner des concepts.

Griffonner des concepts, c’est comme ça que tu appelles notre travail ?

— Quand tu fabriques tes œuvres, tu fais quelques dessins avant, et après tu passes des heures, et des heures, et des heures à sculpter, non ? »

Chloé secoua la tête avec dépit, comme s’il n’avait rien compris à l’Art ; ce qui était peut-être le cas.

« Je passe des heures, et des heures, et des heures à étudier mon idée, la réalisation, les modèles, je dessine, je photographie des sources fiables, je filme, je mesure, je redessine, je fais des modèles miniatures en glaise ou en polystyrène, je re-redessine, je refais des maquettes, je rere-redessine, si j’ai le temps et les outils, je fais une modélisation 3D pour vérifier la viabilité. Et quand je suis satisfaite, je fais des plans grandeur nature. Et seulement après, je passe des heures, et des heures, et des heures à sculpter. »

Chloé s’arrêta pour reprendre sa respiration. C’était sans doute sa plus longue tirade depuis qu’il la connaissait.

« Et des fois, je détruis ma sculpture et je dois tout recommencer pour corriger.

— Des fois ?

— Ce n’est pas systématique…

— Rassurant », sourit Jo, un peu pincé.

Ben tourna quelques feuilles de la pile de Chloé, puis répondit :

« Tu as quand même le processus : entre ces dessins et le résultat que je devrais présenter sur le dossier, il y aura déjà pas mal d’heures de maquettage et de refonte. J’espérais que vous pourriez me donner un peu de matière avant de me lancer dans cette phase.

— Tu n’aimes pas mes dessins ? », demanda l’artiste d’une toute petite voix.

Il croisa le regard de Jo qui commençait à sourire comme il le faisait un peu trop bien et décida de regarder résolument ailleurs, cet ailleurs se traduisant par les feuilles éparses qui ne ressemblaient pas aux meubles dont il avait besoin.

« Il faut que j’y réfléchisse », finit-il par concéder pour clore le débat.

« Tant mieux, parce qu’il se fait tard et que j’aimerais bien rentrer avant la nuit », rit Jo, et son rire disait qu’il voulait rentrer, mais que rien n’obligeait Ben à le suivre. À part qu’ils venaient avec la voiture de Ben, ce qui semblait un détail aux yeux de son cousin et qui ne l’était pas du tout aux siens : on lui avait déjà noyé une voiture, il tenait à la seconde.

« Tu n’as qu’à rentrer à pied si tu es pressé, j’ai encore du travail.

— Même pas en rêve !

— Tu veux mon vélo ? », proposa Chloé.

« Et comment tu vas rentrer, toi ?

— Ça ne me dérange pas de marcher, et je n’habite pas aussi loin que vous.

— Si tu prêtes ton vélo à Jo, je ne suis pas sûr qu’il arrive à la maison.

— Tu ne sais pas faire de vélo ?

— Bien sûr que si ! C’est Ben qui galère avec les deux-roues, je n’ai jamais eu d’accidents, moi ! »

Ben leva les yeux au ciel, pas franchement ravi d’entendre remuer ces souvenirs.

« Mais non, je disais juste qu’il risquait de faire une étape chez quelqu’un et d’oublier de rentrer. Il ne peut pas quand je conduis, il en profite quand il est seul.

— Pourquoi tu ne demandes pas à ce quelqu’un de venir te chercher directement ?

— Pourquoi vous tenez tant à vous débarrasser de moi ?

— Il y a deux minutes, tu voulais partir alors que j’ai encore plein de travail. Il faudrait te décider. »

Jo lui lança un regard suspicieux que Ben esquiva en se concentrant —avec un succès très mitigé— sur les concepts qui s’étalaient sur le plan de travail.

« Et toi Chloé, tu ne dois pas rentrer chez toi ? »

L’artiste haussa les épaules :

« Je n’ai rien de mieux à faire que travailler. Que je sois ici ou chez moi, c’est un peu du pareil au même. Autant me rendre utile.

— Joyeux. Vous savez quoi ? Si vous tenez tant que ça à travailler tous les deux, autant faire ça à la maison, comme ça je pourrais dormir sans m’inquiéter que Ben plante la voiture en rentrant à cause d’un manque de sommeil. »

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