4-Chapitre 36 (4/4)

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Quand le soleil frappa à la porte de ses paupières le lendemain matin, l’artiste se retourna en maugréant. Ses draps n’avaient pas leur odeur habituelle. Ils n’étaient pas rêches. Et il manquait l’estafilade reprisée maladroitement qui lui sciait la joue à longueur de nuits. Chloé ouvrit un œil pour constater que leur couleur n’était pas normale (un joli bordeaux au lieu des immondes carreaux verdâtres). Elle se redressa prudemment pour observer la pièce.

Une armoire en chêne, des murs crème peints d’une aquarelle d’arbres et de personnages de bande dessinée ou de films dont elle ignorait certaines références, un petit bureau à la patine blanche un peu abîmée. Des tableaux couvraient les murs : des blasons de bois sculpté, des oliviers, des champs de blé, un lac. Une photographie de famille avec une trentaine de personnes aux sourires jaunis derrière leur vitre. Et ce lit double, bien sûr, où elle dormait seule.

Chloé tendit l’oreille, surprise d’entendre les bruits d’une maison qui s’active. Un rire résonna de l’autre côté du mur ; une chaleur diffuse l’envahit comme une odeur de pain frais. Elle avait oublié le bonheur simple de ne pas se réveiller dans un appartement vide.

Après avoir enfilé son bermuda et le t-shirt de la veille, l’artiste se risqua hors de la chambre, retrouvant aussitôt la pièce à vivre et les deux cousins en pleine vaisselle.

« Bien dormi ? », demanda Joël en lui faisant signe de s’installer au comptoir pour prendre le petit-déjeuner.

Elle hocha la tête en réalisant qu’en effet, elle avait très bien dormi —sans somnifères s’il vous plaît !—.

« Mon matelas est très confortable, et ne t’inquiète pas, j’avais changé les draps donc tu as dormi dans du tout propre.

— Il peut être confortable ton matelas, il est neuf », ronchonna Benoît en tendant le torchon au second. « Tu veux du jus d’orange ?

— Pourquoi pas. »

Chloé considéra la montagne de victuailles devant elle, incapable de savoir par où commencer. Il la servit et s’accouda au comptoir, ses boucles noires, trop longues désormais pour être coiffées, lui tombant dans les yeux.

« Ça fait combien de temps que tu ne dors pas ? »

Chloé haussa les épaules. La brioche était sacrément tentante, tout à coup.

« C’est à cause d’Adelphe, c’est ça ?

— Ben, elle vient juste de se réveiller, tu ne veux pas la laisser respirer un peu ? »

Chloé aurait embrassé Joël si elle n’avait pas les doigts empêtrés dans du miel de région (miel des mille fleurs, odeur entêtante qui lui donnait envie d’éternuer). L’ébéniste obtempéra, se retournant pour ranger la vaisselle que Joël séchait pièce par pièce en babillant. Elle observa leur chamaillerie en croquant dans ses tartines, étonnée de la facilité avec laquelle ils l’accueillaient, elle, de l’évidence de leur amitié, et de l’insouciance de chacun de leurs gestes. Devant ses deux dos occupés à ranger la faïence sans gestes superflus, tous les problèmes semblaient soudain d’une simplicité déroutante. Ce n’étaient pas eux qui plaquaient tout du jour au lendemain pour s’enfuir —se terrer au plus profond de la campagne— afin d’échapper à un quotidien qui les compressait. Eux faisaient face. Eux n’imaginaient pas sauter d’un plongeoir au-dessus d’un bassin désaffecté. Eux ne défiguraient pas des sculptures quand la marée prenait le pas sur leurs cerveaux. Mais eux ne portaient pas la mer déchaînée dans les veines.

« Tu as fini ? », demanda Joël lorsqu’ils eurent terminé leur rangement.

Elle hocha la tête, le laissant débarrasser la nourriture qui prenait encore toute la place sur le comptoir, ne sachant trop que faire de ses dix doigts incapables. Benoît s’était adossé au frigidaire pour écouter Joël raconter une histoire de montgolfière et de barques sur le lac. Puis il prit l’éponge pour nettoyer la surface presque impeccable de la cuisine pendant que son cousin proposait d’emmener les chiens pendant la récolte, tout à l’heure. La patte de Bertrand allait mieux, ça lui ferait du bien de prendre l’air ; Mistouffle n’avait pas eu droit à sa promenade avec eux pendant la semaine, il risquait de faire la tête si on l’oubliait.

« Je te dépose chez toi ou tu veux passer récupérer ton vélo à l’atelier ? »

La question la renvoya à la réalité. C’était samedi, elle avait deux jours de solitude à affronter. Deux jours à tourner en rond dans le deux pièces sordide qui lui servait de repaire lorsqu’elle ne sculptait pas. Avant, elle serait allée chez Adelphe pour goûter à cette simplicité —la même qu’ici— et oublier quelques heures qu’elle avait perdu prise sur sa vie. Avant.

« Chloé ? »

La voix de Benoît avait trop de douceur ; ses yeux, trop de patience. Il commençait à la connaître ; il devinait sa détresse sous son silence. Elle tenta de sourire, incapable d’arracher à ses lèvres ce maigre frémissement qui ne faillait pourtant jamais à mentir dans le nord.

La voix de Joël résonna depuis la salle de bain :

« Si tu n’as rien à faire, tu peux nous aider à l’oliveraie. Une paire de bras supplémentaire ne serait pas de refus ! Tu pourrais participer à la récolte, mais pas au pressage. C’est la technique ancestrale de la famille de Ben, même moi je n’ai pas le droit de la connaître. »

Benoît soupira en secouant la tête :

« Je n’ai pas de quoi payer des saisonniers, même pour quelques heures.

— Mais je n’ai pas besoin d’argent.

— Tu as fini de rembourser tes dettes ? »

Chloé se mordit la lèvre. Elle les avait oubliées, celles-là. Il avait le chic pour enfoncer les clous dans les plaies, l’ébéniste en chef.

« Tu paies Joël ?

— C’est mon cousin.

— Mais ce ne sont pas ses olives, n’est-ce pas ? Il fait ça bénévolement ?

— C’est mon cousin.

— Tu ne vas pas commencer à refuser l’aide de tes amis, maintenant ? », intervint Joël.

« Je ne vais pas commencer à les exploiter non plus. J’ai déjà promis de t’aider à retrouver ton collier ; je ne vois pas comment te remercier encore d’un autre service.

— C’est ça qui te dérange ? Me faire travailler gratuitement ? Ne t’inquiète pas, je trouverais bien une idée de rétribution à la hauteur de mes compétences inexistantes en récolte d’olives.

— Tu vois, Ben, tu te prends la tête pour rien. Allez, on y va avant qu’il commence à faire trop chaud ! »

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