4-Chapitre 37 (2/3)

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« Ray, tu rappliques en vitesse, je suis clouée chez moi pour la semaine. »

Ruby raccrocha sans même attendre la réponse de son super assistant parce qu’Émilie venait de zapper sur une chaîne peu recommandée aux moins de dix-huit ans.

« Mes parents me laissent regarder ! », supplia-t-elle en essayant d’empêcher sa tante de récupérer la télécommande.

« Mais bien sûr, et la marmotte… ! Je connais ma sœur : à cette heure-ci, tu devrais déjà être au lit ! Je veux bien être la tante cool, mais je sors des urgences et j’ai besoin de sommeil, là. Allez, en pyjama et sous la couette, mademoiselle !

— Encore une demi-heure ? S’il te plaît ? »

Ruby leva les yeux au ciel devant ce regard suppliant, comprenant pourquoi sa sœur piquait régulièrement des crises quand Ruby lui disait « qu’il suffisait d’être ferme ». Mais Ruby était rompue à la gestion d’artistes en mal d’être qui tentaient par tous les moyens de repousser les limites au-delà des clauses contractuelles (comme Chloé, ô surprise !) et ne se laissa pas attendrir :

« Pas question, tu as déjà eu ta demi-heure de plus ce soir. Alors les dents et au dodo !

— Eh, ça va, j’ai plus cinq ans !

— Tu en es sûre ? Parce que ta petite supplique pour continuer de regarder tes émissions télé-pourrité me laissent croire le contraire.

— De toute façon, les adultes, vous comprenez rien à rien ! »

Émilie jeta la télécommande sur le canapé et courut s’enfermer dans sa chambre. Elle ferma deux fois la porte pour bien marquer sa désapprobation : une fois fortement, mais sans la claquer parce que le médecin avait dit d’éviter les chocs comme les bruits brutaux, et une fois lentement, déjà moins en colère.

« Les dents, mademoiselle !

— Gna gna gna! »

Mais Émilie ressortit de sa chambre pour se rendre à la salle de bain. Il fallut encore une bonne demi-heure pour que le calme revienne (comme quoi, elle l’avait eue sa demi-heure supplémentaire, la demoiselle !), ce qui avait laissé le temps à Ray de faire le trajet. Il entra, essoufflé, dans l’appartement de l’agente et s’installa à côté d’elle à la table du salon.

« J’ai fait aussi vite que j’ai pu, qu’y a-t-il ?

— J’ai trouvé Chloé. »

Ray se pencha encore plus en avant pour l’écouter de tous ses yeux :

« Chloé D. ?

— Évidemment ! Ma Chloé ! Ma sculptrice ! Mon artiste prodige !

— Tu l’as retrouvée ?

— Presque… Bon, j’ai une bonne piste, et je suis sûre de moi.

— Une piste ? »

Des étoiles scintillaient dans les yeux de son assistant. Ruby sourit de toutes ses dents et abattit la bouteille d’huile devant lui. Il contempla le contenant sans comprendre.

« C’est de l’huile. Tu penses qu’ils en ont fait de l’huile ?

— Mais non ! Elle est là-bas.

— Dans une huilerie ?

— Pourquoi pas ? Elle nous a laissé des indices : sa dernière sculpture, celle qui est parue dans Sculpture & Controverses, tu t’en souviens ?

— Oui, c’était un arbre avec une fillette…

— Un olivier ! Taillé dans quelle essence ? De… de… »

Les yeux de Ray s’écarquillèrent enfin :

« De l’olivier ! Mais c’est un peu court comme indice, quand même. Ça pourrait être dû à n’importe quoi. Ce n’est pas toi qui disais qu’elle aimait bien choisir des essences «raccord» avec son thème quand elle sculptait ?

— Attends, ce n’est pas tout », Ruby tourna vers lui l’écran de l’ordinateur ouvert sur le dossier de la série photographique. « Tu te souviens de l’homme qui nous a vendu les clichés de Chloé pour les enchères des Ulmes ?

— On n’a jamais su qui c’était, cet homme.

— Justement, regarde : l’entreprise pour laquelle nous avons vendu les photos est la même que… que… allez Ray, je sais qu’il est tard, mais tu vois où je veux en venir.

— C’est la même adresse que les masques de Phytammos ?

— ça, nous le savions déjà. Un petit effort !

— Tu veux dire… que l’arbre de Chloé D. ?

— Bingo ! »

Le duo se contempla avec un mélange d’excitation et de stupeur tandis que Ray résumait pour être sûr de bien comprendre :

« On vend des photos de Chloé D. aux enchères sur demande d’un homme inconnu qui travaillerait pour cette entreprise, et quelques mois plus tard, Phytammos nous demande d’acheter des masques vendus par la même entreprise… comme par hasard, au moment où on lui demande un service sur Chloé D.. Tu penses que Phytammos est dans le coup ?

— Il sait quelque chose, c’est sûr. Juste après l’achat des masques, Chloé surgit de nulle part pendant un mois, puis disparaît de nouveau, tout aussi soudainement que l’année dernière…

— Et sa dernière œuvre, achevée, se vend dans la foulée. Mais quel est le rapport avec l’huile ? »

Ruby sourit, puis lui montra l’adresse de l’entreprise de bois et ameublement qui les aiguillait dans leurs hypothèses :

« Les Bas-Endraux-sous-Airs, d’accord ? La ville n’existe pas, j’ai cherché partout : i-ne-xis-tante. Et pourtant… je dois t’avouer que c’est ma nièce qui m’a débloquée sur ce coup-là. »

Ray regarda l’étiquette de la bouteille d’huile que Ruby lui montrait de la pointe de son faux ongle.

« L’huile du Château d’Ambre aux Airs ? », lut-il très correctement.

« Oui, mais tu vois que le « b » a une forme bizarroïde. Si on réfléchit bien, on peut lire « l’huile du Château d’Andre aux Airs. Endraux-Airs, Endraux-sous-Airs, Bas-Endraux-sous-Airs ! »

Son assistant semblait très excité et très dubitatif en même temps, tournant en rond dans la pièce avec les mains sur la bouche. Ruby enchaîna sans lui laisser le temps de réfuter sa théorie :

« Et le château d’Ambre-aux-Airs existe bien ! C’est une propriété de la vicomtesse qui marrainait les enchères des Ulmes, perdue dans les oliveraies quelque part dans le sud ; je n’ai pas exactement trouvé où.

— D’accord, il y a un château, mais ça ne veut pas dire qu’il y a une société de meubles et tout qui fabrique des sculptures…

— Sauf si c’est une couverture.

— Tu veux dire… »

Ray s’assit sur une chaise en face d’elle, pâle comme la mort. Il chuchota : « tu veux dire que ça pourrait être une société fictive pour vendre du Chloé D. en douce ?

— Pas que ses sculptures, celles d’autres artistes aussi, probablement. Mais ça sent le business véreux, ce qui expliquerait pourquoi Phytammos s’est débarrassé des masques à la première occasion.

— Sachant que ce n’est pas quelqu’un de très recommandable d’après mes contacts… », enchaîna son assistant. « Mais… si c’est vraiment là-bas, est-ce que la vicomtesse serait impliquée ?

— C’est bien le souci : quel intérêt aurait-elle à faire du trafic d’art ? Et en même temps, pourquoi n’en profiterait-elle pas ?

— C’est chaud. On ne peut pas se mettre la vicomtesse à dos quand même, c’est une de nos meilleures clientes, et elle a assez d’influence pour faire fermer l’agence Dellepierre.

— Tout à fait, Ray, c’est pourquoi nous allons devoir la jouer fine et enquêter en sous-marin. Notre meilleure piste, c’est Phytammos. Tu saurais le faire parler ? »

Ray perdit encore quelques couleurs. Il ressemblait à un drap délavé sous les mèches multicolores de ses cheveux.

« Tu ne saurais pas ? », s’inquiéta Ruby.

« Disons que je pourrais lui poser des questions, mais il n’est pas du genre à vouloir répondre. Je vais être honnête : il me fait peur, cet homme-là. C’est vraiment le genre qui a l’air de rien et qui se transforme en un claquement de doigt. »

Ruby se gratta le menton. Si son intuition disait vrai —et tout ce qu’elle avait découvert depuis le premier appel de Chloé quelques mois plus tôt allait dans ce sens—, l’artiste était détenue par un tueur impitoyable et Phytammos pouvait aussi bien être son homme de main que le bourreau en personne. Dans les deux cas, Ray avait sans doute d’excellentes raisons d’avoir peur. Si elle voulait éviter de mettre son assistant en danger, l’agente allait devoir agir en solo. Dès qu’elle se serait débarrassée de sa nièce.

« Bon, obtiens-moi un rendez-vous avec Phytammos, je prends les choses en main.

— Mais tu viens de sortir de l’hôpital ! Tu crois vraiment que je vais te laisser affronter ce fou après une crise cardiaque ?

— Je suis plus solide que tu l’imagines ; tout ira bien tant que je ne boirai pas de café. Occupe-toi du meeting, je gère ma santé. Ah ! Motus et bouche cousue. On m’a déjà volé Chloé plusieurs fois, je veux être la première à la retrouver, c’est clair ?

— Mais si c’est vraiment un truc véreux, on devrait prévenir la police…

— Si la vicomtesse trempe dans la magouille, elle a sans doute le soutien de pas mal de gens dans ce milieu, je n’ai pas envie qu’ils nous mettent les bâtons dans les roues. Et si jamais nous nous trompons, ce qui n’est pas exclu, nous serions la risée de tout le pays. »

Mais l’instinct de Ruby se trompait rarement, c’était ce qui faisait d’elle l’une des meilleures agentes du pays —voire du monde—. Après le départ de Ray, l’enquêtrice autoproclamée se servit une eau pétillante en quadrillant la vue satellite des hectares d’oliveraie dans le sud. Elle allait avoir besoin de quelques jours pour repérer un château dans cet océan de feuilles mortes.

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