4-Chapitre 37 (3/3)

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Les cernes qu’arborait Benoît faisaient peine à voir. De nouveau, il oubliait de dormir pour se consacrer corps et âme à son travail, passant des nuits blanches sur le dossier réclamé par la baronne. Dossier dont la version préliminaire se trouvait actuellement entre les mains du vicomte ; vicomte qui affichait un air dubitatif et pinçait les lèvres à chaque nouvelle page.

« Vraiment, Benoît ? Vous n’avez rien trouvé de mieux que ces concepts vus et revus pour proposer la touche moderne que demande Johanna ? »

Benoît resta de marbre, concédant un battement de cils pour toute réponse. Le vicomte referma l’épais document puis le posa sur le plan de travail de son chef d’atelier.

« Je dois avouer que je m’attendais à mieux. Après tout, vous êtes quatre menuisiers et deux ébénistes d’expérience : il y en a bien un parmi vous qui pourrait avoir une idée cohérente avec la demande. Et vous, Chloé, vous n’avez pas de propositions plus viables que des sculptures purement décoratives qui s’écrouleraient au moindre effleurement ? »

Le visage de l’artiste se plissa aussitôt sous la pique. Elle leva le menton pour fixer leur employeur avec froideur. Son ton était de glace lorsqu’elle répliqua :

« Je fais de l’Art, moi : je peux creuser la famine dans un tronc déchiré, révéler la peur tapie dans l’ombre d’une souche, ressusciter un arbre mort pour lui rendre ses années interrompues, prolonger une branche par le chaos d’un monde déchu… je peux même révéler les rêves qui agitent les épines d’une rose. Mais je ne conçois pas de vulgaires meubles, monsieur le Vicomte. »

Son interlocuteur ne s’émut pas de sa tirade. Il tourna les yeux vers le chef d’atelier, seul responsable de ce dossier, pour sévir :

« Il serait temps de revoir votre copie. Benoît, en tant que responsable d’équipe, je compte sur vous pour m’apporter une vraie proposition d’ici mercredi prochain. Vous connaissez déjà la conséquence si vous échouez. Bonne journée. »

Leur chef sourit très poliment, le regard assez froid, puis repartit de son pas athlétique. Benoît se passa les mains sur le visage avant de contempler chacun des membres de l’équipe longuement. L’exaspération brillait dans ses yeux. Une certaine colère, également. Personne n’osa parler, pas même Joël, qui semblait se cacher derrière Julie sans oser croiser le regard de son cousin.

Puis le regard bleu et vert tomba sur elle ; Chloé comprit qu’elle était allée trop loin.

« De vulgaires meubles ? », murmura Benoît. « C’est ce que tu penses de notre travail ?

— Ce n’est pas comme ça que je l’entendais.

— C’est ce que tu as dit.

— Ce n’est pas… »

Ses viscères s’embourbèrent dans les abysses pollués de son océan d’angoisses, sa voix s’engloutit dans leur lutte. Chloé baissa les yeux sur ses mains, sentant les larmes qui refusaient de monter à ses yeux. Elle avait oublié à quel point il pouvait être froid dans sa colère. Combien il pouvait faire mal dans son silence. Presque autant que l’absence d’Adelphe.

Il reprit tout aussi doucement, sans un mot plus haut que l’autre, la colère dans chacun :

« Tout le monde : vous vous rassemblez autour d’une table dans le Bloc et vous dessinez ensemble les meubles pour les restaurants. Je veux des tables, des chaises, des tabourets de bar, un espace de jeu pour les enfants, des porte-menu… prenez les illustrations de Chloé comme inspiration pour les concepts, mais tout doit être cohérent et surtout, je veux de vrais meubles qui tiennent debout même si on s’assied dessus. Chloé, nous allons avoir une discussion au bureau. »

L’équipe obéit en silence, n’osant croiser le regard dur de son chef d’atelier. Joël lui serra l’épaule au passage et Chloé se rendit compte qu’elle en avait vraiment besoin pour affronter la discussion de Benoît. L’artiste regarda les autres se rassembler de l’autre côté de la vitre —son côté— comme un groupe d’enfants pris en faute. Ils semblaient hésiter à se lancer dans la réflexion. Mais elle n’eut pas le loisir de les voir démarrer leur étude, rappelée à l’ordre par un léger raclement de gorge qui la conduisit à précéder mécaniquement Benoît dans la cour jusqu’au bureau délabré où il les enferma.

Les murs à la blancheur écaillée l’accueillirent avec indifférence ; l’horloge fissurée indiquait dix heures trente-trois —la journée risquait d’être longue—. L’artiste demeura immobile au milieu de la pièce, incapable de savoir si elle devait s’asseoir, se servir un café pour se donner une contenance, se retourner pour affronter le vert qui torpillait le ciel dans les yeux de Benoît… La certitude diffuse qu’il attendait des excuses lui plomba les entrailles, mais Chloé, une fois encore, s’en savait incapable.

« C’est vraiment ce que tu penses ? », il avait toujours ce presque murmure où seule perçait une rage très calme. « Que nous fabriquons des objets sans valeur ? Que notre travail ne vaut pas le tien ? Que, sous prétexte que nous ne représentons rien dans le bois, nos productions sont indignes de ton attention ? »

Chloé se mordit la lèvre sans oser lui faire face ; sans oser ouvrir la bouche.

« Ça va faire dix mois que tu travailles ici, tu penses vraiment ça ? »

L’émotion allait pointer ; elle finirait par paraître tôt ou tard. Elle la sentait arriver doucement, sous l’extrême froideur du timbre de Benoît ; à la dissolution de ses mots dans l’océan où elle s’enfonçait.

« Nous ne sommes pas assez bien pour toi ? Nos compétences sont si insignifiantes que tu ne veux pas t’abaisser à t’y essayer ? Le travail du bois ne vaut rien s’il n’est pas fait par la grande Chloé D., c’est ça ?

— Arrête…

— Pourquoi ? Ça fait mal à entendre ? Comment penses-tu que je me sente quand tu dis des choses pareilles ? Pourquoi devrais-je toujours te ménager alors que tu te moques éperdument du mal que tu peux me faire ? »

La colère, elle la connaissait bien pourtant, elle y était plus qu’habituée. Mais c’étaient des rages qu’elle côtoyait : des cris, des invectives hurlantes où les mots s’écorchaient en fusant des gorges. Des coups parfois, d’une violence noyée dans les marées qui engloutissaient ses pensées. Pas cette froideur, cette maîtrise gelée qu’on devinait dans le tranchant des questions ; pas cette retenue percée par les crêtes acérées de stalactites.

« Regarde-moi, Chloé. »

Elle eut alors l’image du naufrage : une caravelle broyée par une vague immense, fracassée contre l’écume cristallisée d’une mer blessée. Une sculpture d’une violente beauté, d’une complexité fluide, aussi abrupte qu’un arbre déraciné. Oui, elle pourrait sculpter la colère de Benoît dans un arbre déraciné, celui qui dormait au creux d’un virage sur la route du nord.

« Regarde-moi, Chloé. Dis-moi que ce n’est pas ce que tu penses. »

Que pensait-elle, déjà ? Le savait-elle seulement ? Ses pensées voguaient si loin de sa colère… sa colère. Toujours de la colère, mais où était-elle, l’autre émotion ? Celle qu’elle croyait attendre et qui n’arrivait pas ? Celle qui n’avait pourtant jamais failli à la rattraper dans toutes les bouches, tous les regards ? Jusque dans celui d’Adelphe.

L’artiste se retourna, chercha l’émotion dans les deux glaciers mangés de puits verts qui reflétaient son visage —ces yeux qui l’emprisonnaient dans un sarcophage de glace—.

« Tu es en colère ?

— ça me semble évident.

— Je veux dire : tu es seulement en colère ?

— Mais tu t’attendais à quoi exactement ? Que je te félicite de dénigrer mon métier et ma passion ?

—Ce n’est pas du dénigrement. C’est… », puis elle se tut, incapable de se fixer sur l’une ou l’autre de ses pensées. « Je ne sais pas.

— Évidemment.

— Ne le prends pas comme ça, s’il te plaît.

— Comment veux-tu que je le prenne ? »

Il la fixait comme on fixe la neige qui vous bloque à l’intérieur des jours entiers ; mais Benoît ne connaissait pas la neige. Pourtant, Chloé avait la peau assez pâle pour ressembler à un flocon, alors peut-être la voyait-il vraiment ainsi : comme un linceul de neige qui l’emprisonnait. Il y avait cette nouvelle question qui s’agglutinait sur les autres pour grossir encore la vague qui allait s’écraser sur le pont de sa nef à sculpter.

Sculpter, maintenant. C’était le seul moyen de ne pas perdre pied sous ses flots intérieurs. Vital.

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