4-Chapitre 39 (2/3)

5 minutes de lecture

« B. Phytammos » disait la petite étiquette à côté de la sonnette. Ruby contempla un instant le bouton métallique avant de se décider à appuyer dessus. Ray avait insisté pour l’accompagner, juste au cas-où, malgré l’heure tardive et sa peur du bonhomme, mais Ruby lui avait imposé le rôle de nounou d’Émilie, toujours chez elle, ce qui lui semblait quand même plus important que de jouer les gardes du corps alors qu’elle n’avait pas du tout besoin de ce genre de services.

Après un temps interminable, la porte s’ouvrit, lui libérant le passage dans l’un de ces halls d’entrée vétustes qui offrait le choix entre une petite cour au fond du couloir ou un escalier branlant enroulé autour d’une vieille cage d’ascenseur. N’ayant aucune confiance dans la technologie antique de la machine, l’agente emprunta les marches lentement pour ne pas épuiser son petit cœur, suivant le conseil que son médecin s’obstinait à lui répéter.

Son assistant lui avait tout décrit avec force détails, ce qui lui permit d’afficher un air parfaitement neutre lorsque la porte s’ouvrit sur son homme malgré sa surprise. Très ordinaire dans son allure générale, il portait des lunettes aux verres teintés orange au design sportif. Poli, la voix calme, les gestes lents. Presque au ralenti, songea-t-elle en l’observant servir un thé qu’il avait affablement proposé. L’homme faisait penser à un arrière-grand-père dans le corps d’un trentenaire. Si ce n’étaient ces lunettes.

La décoration d’un mauvais goût évident lui écorchait les yeux, mais Ruby admira longuement la table basse en bois massif dont la décoration était protégée par une plaque de verre transparent.

« C’est une marqueterie Vritz, n’est-ce pas ? »

Phytammos acquiesça doucement, un éclat amusé au fond de ses yeux noirs. Il s’assit sur le divan vert bouteille, style Empire, qui lui faisait face tout en l’observant. Ray avait parlé de patience, ce qui ne faisait pas partie des principes fondamentaux de son caractère, aussi Ruby poursuivit-elle sur le meuble, impressionnée par le dessin de ces arbres qu’un artiste très patient était parvenu à peindre en polissant le bois et par les clématites sculptées autour des quatre pieds en bois satiné.

Puis Phytammos lui demanda, avec beaucoup de politesse, la raison de sa visite. Il avait la même voix que le kidnappeur de Chloé, avec ce léger accent de soleil mort qui coulait des frissons dans le dos quand il prenait la parole. Mais quelque chose la dérangeait dans ses intonations… un détachement qu’elle n’avait pas ressenti au téléphone. Était-ce vraiment la même personne ?

« Je suis à la recherche de Chloé, Chloé D., la sculptrice dont vous vous êtes déjà entretenu avec mon assistant.

— Tout le monde la cherche, dirait-on. »

Phytammos alluma la pipe dont Ray avait parlé, et Ruby admira tout haut le liseré de feuilles qui courait le long du bois. Un style très particulier qui ressemblait beaucoup à certaines décorations qu’elle avait vues sur des œuvres de qualité. L’homme se contenta de sourire du regard, comme flatté par ce compliment.

« Il semblerait que vous soyez plus en mesure que d’autres de nous aider à la localiser. »

Ruby se demanda pourquoi elle utilisait une tournure aussi bizarre, puis se rappela qu’elle était peut-être face à un séquestrateur en puissance et qu’il valait mieux faire preuve de politesse et de prudence si elle ne voulait pas retrouver Chloé de la manière désagréable.

« Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Vous avez donné quelques indices à Ray lors de votre dernière entrevue avec lui… Et mon instinct me dit que vous savez où se trouvent les Bas-Endraux-sous-Air. Mon instinct se trompe rarement.

— Pourquoi saurais-je où se trouve une ville qui n’existe pas ? »

Ruby lui résuma en deux mots (très polis) comment elle avait fait le rapprochement entre l’entreprise qui avait vendu les photographies de son artiste et les masques qu’il lui avait fait acheter une fortune. Comme il continua de tirer sur sa pipe en souriant aimablement, ce qui était très agaçant, elle poursuivit son raisonnement :

« Ce qui attire mon attention, c’est que cette entreprise a déjà vendu des sculptures d’artistes variés par le passé, et semble produire régulièrement des œuvres d’Hélios. Ce nom vous évoque sans doute quelque chose ? Non ? Alors peut-être que celui du sculpteur des masques, ce «BP» dont personne n’a jamais entendu parler vous sera plus familier : B. Phytammos. »

L’homme s’immobilisa juste une fraction de seconde, puis ôta sa pipe des lèvres pour expirer un nuage de fumée âcre, longuement. Ruby se retint de sourire triomphalement : son bluff fonctionnait. Il avait dans doute sous-estimé sa capacité à reconnaître la patte d’un artiste, lui mettant sous les yeux la table-basse et surtout la pipe qui avaient les mêmes bas-reliefs que le masque « végétal » de la série qu’il lui avait vendue.

« Supposons que je sois monsieur BP. En quoi cela vous aiderait-il à trouver Chloé ? Vous voyez bien que je suis ici, et non pas aux Bas-Endraux où se trouve cette entreprise. Votre artiste pourrait loger n’importe où.

— Sauf qu’elle n’est nulle part. Et quel meilleur endroit pour disparaître qu’une ville qui n’existe nulle part ? »

Phytammos se leva doucement pour observer la nuit au travers de l’une des fenêtres. De petits nuages de fumée s’élevaient régulièrement au dessus de sa tête, s’envolant vers les boiseries du plafond haut en se dispersant. Finalement, il se retourna pour lui faire face, les yeux rendus orange par ses binocles.

« Que feriez-vous si vous trouviez cet endroit ?

— J’irais chercher Chloé, je la convaincrais de revenir dans le nord, et je l’accompagnerais dans sa carrière pour éviter des scandales comme lors de la présentation du Flamenco. C’est une artiste de génie, elle mérite le meilleur.

— Vous voulez dire : la meilleure agente, n’est-ce pas ? »

Il y avait un demi-rire dans sa voix. Phytammos glissa une main dans la poche de son pantalon pour en sortir un téléphone qu’il consulta longuement.

« Et que feriez-vous si elle refusait de vous suivre ? »

Ruby éclata de rire : Chloé, refuser la vie de luxe qu’elle pouvait lui offrir ? Il n’était pas sérieux ! Elle connaissait son artiste : elle avait disparu quand plus personne ne voulait travailler avec elle, après s’être accrochée pendant des mois sans un sou, pourtant. Elle se ferait une joie de reprendre sa vie interrompue à la première occasion.

« Vous semblez si sûre de vous…

— Vous savez, les gens comme elle ne changent pas. Chloé n’a que deux passions dans la vie : la sculpture et la fête. Elle mangera dans la main de la première personne qui lui donnera les deux, et il se trouve que je suis cette personne.

— Vous iriez donc uniquement récupérer Chloé pour la ramener ici ? Vous n’avez pas l’intention de donner ou vendre sa localisation à quiconque ? De révéler où elle se trouve?

— Tout à fait. Je refuse de me faire gruger par d’autres agents. »

L’expression désabusée de l’homme se fit pensive. Il rangea son téléphone dans sa poche, puis revint très doucement s’asseoir à la place qu’il avait quittée.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0