4-Chapitre 40 (1/3)

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L’atelier était calme, pour changer un peu, tout juste perturbé par les équarrissages réguliers qui crissaient depuis le hangar et le ronronnement de la disqueuse qu’Agnès adorait de plus en plus. Elle n’avait aucune patience pour les décorations et la minutie des finitions, mais les machines lui plaisaient particulièrement. Bob, qui était un grand amoureux de leurs engins électriques, avait fini par trouver un moyen de capter son intérêt pour poursuivre sa formation et cela permettait enfin à la sœur de Sam de progresser sans leur casser les pieds avec ses ratages exaspérés. Le second avantage de cette amélioration était que l’humeur de Sam s’était particulièrement allégée, et son ami ne levait plus systématiquement les yeux au ciel lorsqu’Agnès ouvrait la bouche.

Ben sourit à ses pages griffonnées avec satisfaction. Déjà deux soucis de moins à gérer, ce qui n’était pas du luxe au vu de ce qu’il avait sous les yeux. Julie proposa une pause café générale, et l’atelier se vida. Ben s’accouda sur son plan de travail, le visage dans les mains, les yeux dans le vague. Il tentait d’imaginer les meubles que Chloé et lui avaient passé deux soirées entières à dessiner en se chamaillant sur le compromis structure-art jusqu’à ce que Jo déclare que le dîner n’attendrait pas plus longtemps.

De l’autre côté de la vitre qui le séparait du Bloc, Hélios s’étirait, tournant autour de sa sculpture en réfléchissant sans doute à sa satisfaction. Elle regarda sa montre. Il n’était pas encore l’heure de sa pause selon elle puisqu’elle reprit ses pinceaux et recommença à vernir la surface de son bois. À l’opposé, juste en face du poste de travail de Ben, la chemise trop grande de Chloé s’activait sur ce buste pourtant parfait qu’elle avait choisi de masquer sans raison au début du mois. Elle tourna autour du visage, puis leurs regards se croisèrent. Quelque chose n’allait pas.

Ben la rejoignit au Bloc, s’adossant contre la table derrière la sienne pour contempler la sculpture bien en face. Le masque posait une dentelle d’une finesse sans pareille sur les traits lisses du visage… sauf à l’endroit où elle avait planté le poinçon deux mois plus tôt. La faille ne saurait être comblée, creusant un abysse brisé sous l’œil gauche : une longue fosse noire aux bords déchirés. Même avec tout son talent, Chloé ne pourrait couvrir la tranchée de manière invisible… ce qu’elle ne tentait pas, d’ailleurs, trop occupée à filer le bois en ailes de papillons le long des oreilles.

« Pourquoi tu as ajouté un masque ? », demanda-t-il lorsqu’elle s’écarta pour contempler son travail.

« L’Amour ne saurait se révéler au grand jour.

— L’Amour ?

— Ce n’est pas ce que tu vois, n’est-ce pas ? Je n’y arrive pas. Je n’y arriverai jamais… »

Une Chloé qui se décourageait, c’était courir le risque d’une sculpture saccagée, et plusieurs jours de disparition qu’il n’avait pas envie de gérer, surtout avec ce dossier qu’il fallait rendre pour le soir même. Ben s’approcha de la table pour regarder les photographies soigneusement alignées dont elle s’inspirait.

« C’est ça ton modèle ? »

Chloé rougit jusqu’au bout de son bonnet.

Lui. Des photos de lui. Puis il se souvint ce qu’avait dit Jo lors de la séance photo quelques mois plus tôt, pour finir l’arbre à l’enfant : à la fin, ce n’était pas ta main qu’elle photographiait.

« Pourquoi moi ?

— Ce n’est pas toi, c’est l’expression. Je ne sais pas à qui tu pensais, mais tu vois bien ce sourire un peu absent, cet air ailleurs, cette envie de plus… »

Et elle continua de détailler tous les traits qui lui faisaient dire que c’était ça qu’elle devait sculpter, sans y parvenir, pour L’Amour. Ben soupira, incrédule. Comment pouvait-elle se tromper à ce point ?

« Chloé, tu te souviens de ce que tu m’as demandé pour ces photos ?

— Une main expressive.

— Oui, avec un scénario sensuel, pour reprendre ton terme. Ce n’est pas de l’amour, ça ; c’est du désir. »

Chloé regarda la photo ; dévisagea Ben ; de nouveau la photo.

« Du désir ? »

Un trémolo dans la voix. Un éclat vitreux sur les yeux. En proie à une réalisation qui surgissait du fond des tripes. L’expression qui se coulait doucement dans celle qu’il connaissait trop bien : le bord de l’abysse. Ben l’entoura d’un bras, incertain de ce qu’il fallait dire ou faire pour l’empêcher de sombrer.

« Alors je ne sculpte pas L’Amour ? », susurra-t-elle d’une voix d’enfant perdu. « Ça fait des mois, et je ne sculpte pas L’Amour ? »

Comment pouvait-elle confondre amour et désir ? Puis une pensée bien plus sombre s’ancra en lui : combien de fois s’était-elle méprise ? Combien de fois s’était-elle crue aimée par des élans superficiels, dans des envies ponctuelles ? Pire : combien de fois avait-elle vraiment aimé ?

Ben la serra contre lui, aussi fort qu’il le pouvait sans la briser, la sentant se décomposer entre ses bras. Mais elle ne pleurait pas : elle ne pleurait plus depuis qu’Adelphe lui avait tourné le dos. Ça lui faisait peur. Comme lorsqu’elle regardait la mer de leur série télévisée ce lundi, repliée, accrochée à elle-même, les ongles plantés dans la peau blanche de ses jambes, submergée par les couleurs de l’eau qui inondaient l’écran. Ça lui faisait aussi peur que ce naufrage dont elle avait parlé. Autant que le monde englouti au fond de ses yeux.

« Tu dors chez nous ce soir », décida-t-il.

Tant pis pour le dossier. Tant pis pour la soirée avec ses amis. Tant pis pour la récolte qu’il comptait finir avant. Il entendit les autres revenir de leur café ; Hélios partir, soit par délicatesse, soit parce que c’était l’heure de sa pause ; la respiration hachée de Chloé, sans larmes pourtant. Doucement, les mains s’accrochèrent à lui, dans un geste qu’il ne connaissait pas, les doigts agrippés à son t-shirt, les ongles enfoncés dans sa peau à le rayer. Ben la serra encore plus fort, se demandant lequel d’entre eux avait le plus peur en cet instant. Il ne voulait pas savoir pourquoi il avait cette terreur qui montait en lui —si c’était celle de Chloé qui déteignait sur son esprit ou autre chose de beaucoup plus personnelle, beaucoup plus intime—. Il voulait juste que ça passe.

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