4-Chapitre 40 (2/3)

6 minutes de lecture

L’éponge toujours à la main, Adelphe vérifia qu’il restait un tube de dentifrice de rechange dans le placard, puis ouvrit la porte de la douche pour inspecter le niveau des savons. L’une des bouteilles était vide, elle la remplaça par une nouvelle, nota sur sa liste d’en racheter lors de ses emplettes du lendemain, puis vérifia les autres. Le shampoing de Chloé était encore là, à moitié vide, inutile.

Adelphe saisit la bouteille bleu lagon et s’apprêta à la jeter. Puis elle se ravisa. Elle posa l’éponge, contempla le plastique avec ses écritures dans une autre langue. Alta Mare. Un produit qui coûtait une fortune ici ; le seul dans lequel Chloé dépensait son maigre pécule alors qu’elle avait accepté de lésiner sur tous les autres. Adelphe n’avait jamais demandé pourquoi.

La lavandière ouvrit la bouteille pour sentir le parfum si particulier de ce shampoing. Aussitôt, l’odeur entêtante de la mer envahit ses poumons. La senteur tenace qui enveloppait la salle de bain et la chambre d’ami quand Chloé venait. Ça lui manquait. Un peu. Pas beaucoup ; juste ce qu’il faut pour que l’odeur rappelle quelques souvenirs. C’était idiot de vivre dans des souvenirs, ça n’avançait à rien. Adelphe referma la bouteille, ouvrit la poubelle avec la pédale et y laissa tomber le shampoing. L’odeur d’iode ne la quitta pas durant tout le reste du ménage.

« Ça faisait longtemps, Adelphe, je te sers quoi ? »

Nanie lui souriait depuis l’autre côté du comptoir, sortant déjà un verre propre. Il n’y avait pas foule, aujourd’hui, seulement les deux habitués qui enchaînaient les eaux vives sur leurs tabourets préférés. Adelphe répondit à son amie qui lui versa la commande avant de jeter un œil aux autres pour vérifier qu’ils étaient bien servis.

Elles parlèrent alors de choses et d’autres : la chaleur étouffante de l’été qui avait encore de l’avance, les affaires, les enfants impatients d’être en vacances, prêts à se lancer dans n’importe quelle école buissonnière dès qu’on leur lâcherait un peu la pression —elles ne s’attardèrent pas trop sur ce sujet, Nanie songeant à son bonhomme, Adelphe à sa nièce—, la nouvelle voiture de la vicomtesse. Le bolide écarlate traversait la ville de part en part à toute heure du jour et de la nuit, résistant mal à la chaleur écrasante et réveillant tout le voisinage. On connaissait la vicomtesse : d’ici une ou deux semaines, cela cesserait et elle se trouverait une autre lubie.

Avec les deux autres, elles s’amusèrent à refaire le monde, surtout le leur pour y apporter un peu de pluie de temps en temps. Puis elles parlèrent des concours d’huile qui débuteraient bientôt : les récoltes se terminaient, on attaquait déjà les pressages. Nanie demanda tout haut qui gagnerait, et tout le monde pensa tout bas que ce ne seraient pas les Phytammos, encore une fois, et que c’était bien dommage parce qu’ils avaient les meilleures parcelles.

Puis un groupe de jeune s’installa à l’intérieur, à la table sous le ventilateur qui ne grinçait pas trop pour avoir de la fraîcheur. Nanie alla leur faire la bise : Samuel, Hervé, Pierrot, Joël…

« Benoît vous rejoint plus tard ? », demanda la restauratrice, un peu étonnée de l’absence de leur chauffeur préféré.

« Il a décommandé », répondit Samuel, « il s’occupe de Chloé. »

Adelphe considéra le petit groupe avec intensité, pas certaine de ce qu’elle devait comprendre. Les garçons la remarquèrent au comptoir et se turent, mal à l’aise.

« Qu’est-ce qu’il lui arrive à Chloé ? », s’inquiéta Nanie.

« Rien », mentit Samuel en détournant les yeux.

« Joël, qu’est-ce qu’il lui arrive ?

— Elle a un problème de sculpture. Rien de bien grave.

— Si ce n’est pas grave, pourquoi Benoît s’occupe d’elle au lieu de passer du temps avec ses amis ? »

Adelphe se trouva un peu agressive, mais on ne pouvait pas dire sculpture et Chloé dans la même phrase sans imaginer de drames. Elle la connaissait, sa nièce. Enfin… elle croyait la connaître.

L’un des alcooliques du comptoir trouva que c’était une bonne idée de mettre le nez dans leur conversation :

« Il est pas un peu suicidaire, le Benoît ? C’est pas la Chloé qui lui a défoncé la main la dernière fois ?

— Garde tes commentaires pour toi », le prévint gravement Nanie.

Mais on ne faisait pas taire une outre imbibée qui avait trouvé où écouler sa vinasse :

« Après, il fait ce qu’il veut, hein ! Mais entre la Florine, la tatouée et la Chloé, c’est sûr qu’il cherche les embrouilles, le Benoît. »

La tatouée ? Il n’existait qu’un seul tatouage aux Bas-Endraux, et Adelphe avait tout fait pour que Chloé le garde bien caché. D’où il la sortait cette histoire, l’autre aviné ?

« Après, avec son frère, il a p’t’être l’habitude des dingos. J’dis ça j’dis rien.

— Chloé n’est pas dingo. »

Mais l’autre continua son monologue. Il était lancé, ravi du silence parce qu’on l’écoutait attentivement, pour une fois. Bénédicte en prit pour son grade, ce qui ne surprit personne, et Florine aussi. Après tous ses caprices, elle avait noyé la première voiture de Benoît, presque neuve, la dernière fois qu’il avait mis un terme à leur relation. Ça n’en faisait pas la pire personne du monde pour autant, mais personne ce soir ne l’appréciait vraiment, la Florine, alors personne ne dit rien.

Puis il parla de Chloé : l’ingrate. L’artiste dérangée, échappée de l’asile d’après les journaux qui pourrissaient sa réputation jusqu’ici, au fin fond du cul-de-sac qui terminait le monde. Après tout, elle avait quitté les Bas-Endraux jeune et ses parents n’avaient pas remis les pieds ici depuis si longtemps qu’il y avait peut-être du vrai là dedans. Déjà, gamine, c’était une tête brûlée, à toujours faire des bêtises plus grosses qu’elle et ça crevait les yeux, qu’elle était folle à lier, la gosse. Elle tenait trop de son père —cet incapable—, l’étranger qui s’était installé dans leur ville le temps d’engrosser une bonne fille et de taper un peu. Elle était pareille, la Chloé : ça lui avait pas pris un an de défoncer le Benoît. D’ailleurs…

D’ailleurs, Adelphe se leva. Malgré la hauteur de son tabouret, le bonhomme se réalisa soudain pas très grand, arrêtant son discours net.

« Elle n’est pas comme ça, Chloé. Tu n’as pas la moindre idée de ce dont tu parles. Il ne tapait sur personne, son père » —cet incapable ; c’étaient les murs qui prenaient— « et elle non plus. Tu retires tout ce que tu viens de dire.

— Ça va, je suis pas le seul à le penser !

— Je me moque de combien vous êtes, vous vous trompez. Tu retires tout ce que tu viens de dire. »

L’autre la fixa avec des yeux vagues, la peur dedans ; cette peur un peu déraisonné de ceux qui ont perdu leur esprit quelque part au fond d’un verre. Pourtant, Adelphe ne bougea pas de sa place, le fixant simplement de là où elle était. Il bafouilla un truc incompréhensible.

« Distinctement. »

L’homme se tassa un peu plus. Il répéta en articulant bien :

« D’accord, je retire. Mais ça n’empêchera personne de continuer à penser. »

S’acharner sur un abruti ne servait à rien, il avait de toute façon trop peur pour continuer à parler. Adelphe se rassit pour reprendre sa conversation avec Nanie, sur les nids de poule qui rendaient les routes des oliveraies peu praticables et le moteur de sa mobylette qui tirait la langue depuis quelques jours.

À la fin de la soirée, elle embrassa Nanie, salua les garçons qui faisaient les comptes en riant en leur demandant de passer le bonsoir à Benoît.

Quelques minutes plus tard, elle rangeait ses chaussures dans le placard de l’entrée, à côté des bottes qu’elle devait cirer. La maison paraissait lugubre dans l’obscurité, tous les volets fermés. Adelphe monta sans allumer les lumières avant d’atteindre sa chambre, puis récupéra sa tenue de nuit sous l’oreiller. Elle se changea, alla se brosser les dents à la salle de bain, trois minutes comme le conseillait son dentiste. Elle n’aimait pas le goût de ce tube, mais il était presque vide. Elle avait repris sa marque habituelle pour le remplacer.

Une fois débarbouillée, Adelphe quitta la salle de bain et alla s’allonger dans son lit. Elle lut un chapitre à la lumière tamisée de la lampe de chevet, puis éteignit.

Ralluma.

Adelphe se rendit à la salle de bain, récupéra le shampoing Alta Mare dans la poubelle et le remit à sa place, à côté des savons de la douche. Le liquide coula un peu sur ses doigts ; elle se lava les mains. Quand elle se recoucha, le parfum iodé l’accompagnait, imprégné sur sa peau et dans ses narines.

Adelphe s’endormit en songeant à une petite fille qui riait devant la mer.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0