4-Chapitre 40 (3/3)

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Benoît s’affairait dans la cuisine à essayer de préparer une omelette ou quelque chose qui impliquait beaucoup d’œufs pendant que Chloé tournait les pages du dossier presque finalisé. Ils auraient dû le rendre au vicomte deux heures plus tôt, mais ni l’un ni l’autre ne se sentait en mesure de faire la livraison et de toute manière, le vicomte n’était pas venu. Ils en avaient conclu que ça pouvait bien attendre le lendemain à la première heure.

Les meubles et vues d’artistes leur plaisaient enfin, ce qui avait demandé pas mal de négociations, et ils étaient même parvenus à se mettre d’accord sur un montant à peu près correct pour chaque pièce. Le problème résidait dans le calendrier pour leur capacité de livraison : Chloé considérait chaque décoration sculpturale selon ses délais (trop longs de quelques mois à chaque fois), alors que Benoît comptait les minutes pour accélérer au maximum le moindre geste. Ils arrivaient systématiquement à des incohérences qui leur dressaient les cheveux sur la tête (six mois pour une chaise, deux semaines pour une table).

« On est vraiment obligés de fournir un calendrier ?

— Évidemment. »

C’était sans doute la centième fois qu’il le confirmait, et son ton indiquait clairement qu’il en avait assez de cette question alors qu’il était occupé à gérer ses œufs.

« Tu es sûr que tu ne préfères pas que je cuisine ?

— Je maîtrise la situation.

— Si tu le dis. C’est prévu de dîner avant demain ? »

Benoît s’abstint de répondre, trop concentré sur son touillage de substance jaunâtre.

« Il est bientôt minuit », fit-elle quand même remarquer en replongeant le nez dans les calculs de temps. Elle piqua une olive dans le ramequin qui trônait sur la table-basse, trop heureuse d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent. Malgré ses rouspetteries contre la lenteur de Benoît, elle devait admettre qu’elle avait déjà plus à manger ici que chez elle, où ses placards désespérément vides n’auraient même pas nourri un cafard.

La mite qui décorait le cure-dents attira son regard.

« Tu sculptes bien.

— Je suis ébéniste, ce serait gentil de ne pas l’oublier.

— Joël sculpte aussi ?

— ça fait partie du métier, oui.

— Et les autres ?

— Non, ils sont menuisiers et pas du tout intéressés par la chose.

— Même Julie ?

— Je suppose qu’elle pourrait se débrouiller très correctement si j’avais le temps de la former. »

Chloé mâchonna une nouvelle olive en songeant à cette idée un peu saugrenue qui faisait son chemin dans sa tête. Elle se dit que ça valait le coup de se poser la question, au point où ils en étaient. Tandis qu’elle refaisait les calculs, une odeur pas très agréable se répandit dans la cuisine, puis dans le salon. Benoît ouvrit les fenêtres en grommelant.

« C’est une omelette au brûlé ?

— Je fais ce que je peux, c’est Jo qui cuisine d’habitude ! »

S’abstenant de lui signaler qu’elle avait des compétences plus développées que lui dans le domaine et qu’ils auraient déjà mangé s’il avait accepté qu’elle prenne les choses en main, l’artiste retourna à son échéancier de livraison. Elle avait presque fini de confirmer la faisabilité de sa nouvelle idée quand il lui signala que c’était fin prêt. Il était une heure du matin.

« C’est quoi ?

— à manger.

— Ah. »

La précision était de taille. Chloé s’assit, tenta une fourchetée qu’elle se retint de cracher aussitôt. Il avait l’air si bougon devant son assiette qu’elle sentit le rire lui monter aux lèvres ; un rire un peu jaune, un peu hystérique, et très sincère à la fois. Benoît lui lança un regard noir.

« Vas-y, moque-toi.

— Tu t’es vraiment nourri toi-même à l’époque où tu vivais seul ?

— Oui, pendant deux mois.

— Et tu n’es pas mort d’intoxication alimentaire ?

— C’est si mauvais ? »

Chloé éclata de rire, puis alla chercher de la moutarde dans le frigidaire. Après quelques minutes à préparer une mayonnaise bien relevée, elle revint s’asseoir à table et tartina son plat de la nouvelle mixture. Ça rendait la chose comestible. Benoît, vexé, avala encore deux fourchetées de son truc, puis finit par l’imiter. Elle lui lança une œillade en coin pendant qu’il étalait la mayonnaise en une couche parfaitement lisse et homogène sur ses œufs torturés.

« Il reste encore beaucoup de travail sur le dossier ? », demanda-t-il pour changer de sujet, toujours boudeur.

« J’ai presque fini. Avec ma proposition, nous pouvons faire des livraisons échelonnées en un mois par pièce, trois pour les grosses.

— Comment as-tu fait ça ? »

Elle lui expliqua que les menuisiers géreraient la structure, qui pouvait se faire assez rapidement quand on avait l’expérience, et que les ébénistes s’occuperaient de sculpter. Ainsi, l’artiste ne serait pas seule à abattre le gros du travail, mais ils seraient quatre, en comptant Julie à qui ce projet pourrait servir de formation —un peu partiale, certes—. Peut-être même cinq si Hélios avait de la disponibilité. Chloé s’occuperait des parties les plus complexes.

« Ça m’étonne qu’on n’y ait pas pensé plus tôt.

— C’est parce que tu veux tout faire. En même temps, tu sais tout faire. Sauf cuisiner. »

Cette fois, le regard furibond de Benoît semblait plus forcé, et il finit par lui décerner son sourire en coin auquel elle n’avait pas eu droit depuis un moment. Ils terminèrent le repas dans la bonne humeur et finirent même de boucler le dossier avant quatre heures du matin. Épuisé, Benoît s’étira de tout son long, touchant presque le plafond, puis lui souhaita bonne nuit et partit s’enfermer dans sa chambre. Chloé rejoignit la chambre de Joël, qui n’était toujours pas rentré.

Après s’être allongée, son esprit continua de tourner. Elle songeait à L’Amour, à cette terrible méprise qui anéantissait tous les espoirs qu’elle avait fondés pour sa grande œuvre, la plus belle qu’elle comptait donner au monde. Un échec de plus. Retentissant. Pourtant, l’expression sur les photographies criait si fort des émotions scintillantes… une expression qu’elle avait vue sur tant de visages, dans sa vie, qui mentait soudain plus fort que les mots qui l’accompagnaient. Le dernier qui avait affiché cette expression —où elle avait cru la deviner, du moins— était le masque-magie. Mentait-il aussi ? Son silence au matin, lorsqu’il refusait de répondre à ses questions… La tendresse au bout de ses doigts, l’éclat obscur de son regard à peine discernable… Quelle émotion aurait-elle dû lire sur ce visage masqué qui lui avait rendu l’espoir dans sa sculpture ?

L’artiste se roula en boule, les idées fixées sur les petits comprimés blancs dans sa table de nuit. Peut-être Benoît avait-il raison de la faire dormir chez lui, ce soir. Peut-être commençait-il à trop bien la connaître et que cette histoire de bouclage de dossier n’était qu’une excuse pour l’empêcher de détruire quelque chose, encore, ou quelqu’un. Puis elle se demanda, pour la première fois, ce qui ne l’avait jamais effleurée jusque là : à qui pensait-il lorsqu’elle avait pris ces photos ?

Ses yeux lui piquèrent un peu ; elle les frotta avec le drap pour les forcer à rester secs. Le tissu avait la même odeur que dans la chambre d’ami chez Adelphe. Les cousins les faisaient probablement laver par sa tante, c’était son métier après tout. Elle plongea le nez dans l’adoucissant d’Adelphe qui se mélangeait à l’odeur de la mer ; en fermant les yeux, elle avait l’impression d’être à la maison.

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