4- Chapitre 42 (1/5)

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Ruby croisa et décroisa les jambes encore une dizaine de fois avant que la porte de l’hôtel s’ouvre sur le visage un peu trop jovial de Phytammos. Il avait des nouvelles, mais elle était à peu près certaine que ce n’étaient pas celles qu’elle attendait. Déjà, le trajet jusqu’à cette bourgade qui n’existait sur aucune carte avait duré une éternité, surtout dans une voiture qui sentait la chèvre avec de la musique de mauvais goût et sa nièce qui passait son temps à se plaindre que la route était trop longue (ce qui était vrai, trente heures !). Même l’hôtel dans lequel il les avait hébergées (cloîtrées ?) était d’une qualité discutable. Ruby s’en voulait d’avoir accepté d’entraîner Émilie dans cette aventure alors qu’elle n’avait qu’une confiance très relative dans son guide et que deux jours avaient déjà passé sans la moindre trace de Chloé.

La petite semblait aux anges, cependant : entre les restaurants sur la place principale et les promenades sous le soleil persistant qui faisait luire les faïences décorant les maisons, Émilie profitait enfin de ses vacances. Les gens les dévisageaient ouvertement dans la rue, cependant, s’étonnant tout haut de ces visages inconnus au bataillon. On était donc dans une ville où un visage inconnu faisait la une.

Pourtant, personne n’avait évoqué une inconnue qui pourrait être Chloé, malgré les questions que Ruby avait posées à droite à gauche. Elle avait donc deux hypothèses : soit son artiste n’était pas une inconnue, ce qui en faisait une résidente et expliquait qu’elle soit venue s’enterrer dans ce hameau délabré, soit elle était séquestrée et les disparitions fréquentes de Phytammos visaient à la repérer (ou à convaincre l’agente de faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes). Dans les deux cas, Ruby avait le sentiment de perdre son temps.

Elle ne s’embarrassa donc pas d’amabilité pour accueillir son guide au tarif excessif :

« Alors, où est Chloé ?

— Encore un peu de patience, je négocie sa capacité à vous suivre.

— Voilà trois jours que nous sommes ici et je n’ai toujours pas vu le bout de ses doigts. Je veux lui parler. Nous avions convenu que je la convaincrais de remonter dans le nord. »

Phytammos ôta ses lunettes aux verres teintés, bleus cette fois, et s’essuya le front. Il faisait si chaud qu’il était difficile de ne pas transpirer à l’excès même avec des vêtements légers. Émilie leva le nez des pages blanches pour suivre leur conversation, plus amusante que les lettres trop impersonnelles de l’épais volume. Ruby aurait dû songer à lui prendre une ou deux bandes dessinées avant de partir, mais le voyage s’était organisé si rapidement après l’achat du collier qu’elle n’y avait pas pensé. Émilie était donc forcée de parcourir les noms et adresses des habitants du coin pour améliorer sa lecture.

« Chloé n’est pas vraiment d’humeur à discuter.

— Chloé n’est jamais d’humeur à discuter ! Je la connais, je sais comment il faut la prendre. C’est quand même moi qui ai contractualisé avec elle le plus souvent… et en premier.

— Le problème est son contrat justement, je n’ai jamais rien vu d’aussi béton. Et abusif. »

Abusif, tu m’étonnes vu qu’elle est séquestrée !

Ruby se força à garder un sourire poli bien que très agacé et se leva.

« Je veux lui parler, maintenant. Nous verrons les détails contractuels plus tard, ça, je peux en faire mon affaire. C’est mon métier, après tout. »

Phytammos leva posément les yeux au ciel, puis ressortit sans un mot de plus. Mais Ruby était prête, cette fois : elle enfila son imperméable bleu ciel et fit signe à Émilie d’enfiler ses sandales. Deux minutes plus tard, les deux femmes filaient Phytammos aussi discrètement que possible dans leurs tenues criardes. L’homme se rendit dans un restaurant de la place principale où il resta une bonne heure —ce qui laissa le temps à Émilie de râler sur le goût exécrable des sodas tièdes qu’on vendait ici—. Il ressortit accompagné de trois hommes plus jeunes qui lui faisaient de grands gestes énervés. L’un d’eux cria quelque chose que Ruby ne comprit pas bien, mais qui sonnait comme : « elle est partie alors va-t’en ! ».

« Tatie !

— Oui, ma puce ?

— Il paraît qu’il y a une piscine ici. Tu veux pas aller à la piscine pour se rafraîchir ?

— Nous sommes occupées, là.

— On fait rien de la journée à part attendre que le monsieur nous donne des nouvelles de ta sculptrice. On pourrait faire des trucs amusants en attendant, comme nager. »

Ruby faillit refuser la requête en voyant Phytammos s’éloigner, mais il prenait la direction de l’hôtel et, surtout, Chloé aimait l’eau. Elle adorait l’eau. La piscine était sans doute une super piste pour lui tomber dessus par hasard.

« Tu as raison ma chérie, allons chercher nos serviettes. »

Après une bonne heure de préparatifs et recherches acharnées de la piscine, Émilie et Ruby se trouvèrent devant un bassin désaffecté. Un trou en béton vide, c’est triste. Le dépit de sa nièce lui serra le cœur encore plus que le sien.

« Il y a peut-être un lac dans le coin ? », proposa Ruby sans trop y croire. Ce n’était pas comme s’il existait un syndicat d’initiative prêt à orienter les touristes vers les attractions incontournables ou surprenantes de la ville. En plus, internet passait mal. Après avoir demandé à plusieurs badauds qui les regardèrent comme si elles avaient la berlue, Ruby apprit qu’il existait en effet un lac au sud, mais qu’il était plus prudent d’y aller véhiculées et qu’il était déjà un peu tard à cette heure-ci.

« On ira demain », promit Ruby en se demandant où elle allait trouver un moyen de transport.

Ce n’était pas la voiture à l’odeur de chèvre de Phytammos qui allait les conduire jusque là bas. Elles reprirent donc le chemin de l’hôtel en shootant dans les graviers pour tromper leur déception. Une fois dans leur chambre, seules, Ruby insista pour que sa nièce lise une page de plus afin de la laisser avancer sur son travail sans se plaindre de l’ennui toutes les cinq minutes. L’agente s’autoagaça donc en se plaignant de la connexion internet toutes les trente secondes.

« Tatie, ça s’écrit comment Phytammos ?

— P. H. Y. T….

— À, deux M, O, S ?

— Tout à fait.

— J’ai ses adresses, alors. »

Ruby sursauta. Elle se précipita sur la page que sa nièce déchiffrait depuis une heure pour vérifier, tremblante d’anticipation. R. et M. Phytammos, B. Phytammos et J. NOMJOEL. Tout en notant les deux adresses sur son bloc-note, un soudain éclair lui fit réaliser qu’elle n’avait même pas songé à l’évidence : chercher Chloé.

Émilie obéit et tourna les pages à la lettre D, déchiffrant les noms au ralenti tandis que sa tante se jetait sur un plan écorné qu’Émilie avait trouvé dans un coin de la vieille mairie, cherchant les rues où habitaient les Phytammos. Peu après, elles possédaient également l’emplacement d’un logement au nom de Chloé. Ruby embrassa son génie de nièce tout en la traînant dans les couloirs de l’hôtel malgré l’heure tardive.

Première destination : chez Chloé. C’était quand même l’endroit le plus logique pour commencer, d’autant que c’était plus près que les deux autres adresses. Après un trajet au pas de course (pas trop vite quand même pour ne pas affoler son cœur), l’agente et Émilie contemplèrent l’immeuble vétuste à l’adresse qu’elles avaient noté.

« C’est moche et sale », commenta la petite. « Tu crois vraiment qu’elle vit là ? Tu disais pas qu’elle avait des goûts super luxueux et tout ? »

La justification évidente d’un tel délabrement résidait dans le montant des dettes de l’artiste, que Ruby essaya d’expliquer en deux mots à une préadolescente impatiente de voir à quoi ressemblait « une ruine » de l’intérieur. Force fut d’avouer qu’elle avait tout à fait raison d’être si curieuse, car Ruby n’avait jamais rien vu de tel de sa vie. Entre les marches inégales toutes grinçantes et les appliques murales grésillantes, on avait l’impression de s’enfoncer dans les tréfonds d’un manoir hanté. Arrivées au quatrième palier, Ruby se sentait nauséeuse : elle envoya Émilie continuer la lecture des noms sous les sonnettes sans elle, s’asseyant pour reprendre son souffle. Sa nièce revint bientôt, secouant la tête négativement. Elle s’assit à côté d’elle en lui murmurant les noms qu’elle avait lus, aucun ne correspondant au leur.

« On pourrait sonner à toutes les portes et demander si elle habite ici ?

— Un peu brutal, mais pourquoi pas. On va commencer par le troisième étage ; il n’y avait pas d’étiquette. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Elles sonnèrent pendant deux minutes avant de réaliser que l’appareil était en panne. Ruby frappa donc comme une sourde sur le battant. Émilie se boucha les oreilles à cause de l’écho. Au bout d’un temps infini, une porte s’ouvrit dans les étages :

« C’est pas bientôt fini ce boucan ?

— Bonjour madame, navrée de vous avoir dérangée. Vous ne sauriez pas où trouver Chloé par hasard?

— Bah, si elle pas ici, elle est sûrement au travail. Y’a pas idée d’empêcher les bonnes gens de dormir à cause de cette folle ! »

La porte se referma tout aussi aimablement qu’elle s’était ouverte, laissant une Ruby au comble de la joie et une Émilie pas très rassurée.

« Elle habite bien ici, tu fais une enquêtrice d’exception, ma puce ! Maintenant, il nous faut trouver son travail. »

Le duo quitta l’immeuble en élaborant des hypothèses sur l’endroit où une sculptrice pouvait bien tenir boutique. Une fois encore, le plan de la ville leur fut bien utile : il existait plusieurs échoppes de vente de meubles en bois autour du centre. Elles décidèrent de rentrer à l’hôtel et d’éplucher les artisans au petit matin.

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